Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/168

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ment sur soi-même. Je le définirais un animal verbal, chez qui l’instinct comprimé s’échappait en périodes et en images, sans aucune reprise de ces jets impétueux par la raison. Autour de lui, dans ces mêmes photos, les siens : sa malheureuse femme, ses fils engourdis par l’exil, sa fille Adèle, héritière du front et du masque. Tous semblaient dominés, écrasés, aplatis, réduits au rôle de subalternes, de souffre-génie. On sent bien, devant ces images, que, sans Juliette Drouet à sa porte, il aurait certainement éclaté.

De larges enveloppes, scellées à la cire noire de son cachet bague en forme de griffon, contenant des lettres secrètes, étaient remises par nous consciencieusement à qui de droit. Le vieillard avait tenu un compte exact et méticuleux de toute sa vie, étiqueté, numéroté en vue de cette postérité, qu’il se représentait comme un tribunal devant lequel il s’agissait d’être beau. Quelques brèves inscriptions, compréhensibles pour lui seul, rappelaient le contenu des enveloppes. Perdu entre le ciel et la mer pendant dix-sept ans, sous cette calotte de verre de son look out, il avait dû énormément ruminer et écrire. Ainsi s’explique le flot de ses ouvrages posthumes, dont quelques-uns, non appuyés sur le réel, remâchent à vide, dont quelques autres, faits de « choses vues », sont très intéressants.

Entre les bibliothèques basses et les murs, sous les tables, dans les armoires de la paroi, c’était un éparpillement de feuilles volantes, pages de livres arrachées, vieilles enveloppes, couvertes en tous sens de maximes, de notes, de remarques, d’une écriture large et sensuelle, comparable à une course de faunes nus, débridés et gambadant : une débauche d’imagination. On en recueillait le plus qu’on pouvait, mais il y en avait toujours. Chaque matin, Georges et moi découvrions une cachette nouvelle, remplie de documents ficelés : « À Toto… à Dédèle… Pour Vacquerie. » Ces captifs habitant sous le même toit, se boudant, se fâchant, se réconciliant à la mode française, s’écrivaient sans doute du matin au soir et échangeaient aussi des billets avec leurs hôtes et visiteurs. Je me demande néanmoins à quoi correspondaient les paquets de lettres adressées par Hugo à Vacquerie, pendant les séjours de celui-ci à Guernesey, et ce que pouvaient avoir encore à se dire, par surcroît,