Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/17

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savaient par cœur les Châtiments, la Légende des siècles, les Misérables. Ils eussent mis à la porte quiconque se serait permis la moindre appréciation ironique sur l’Histoire d’un crime. Mon père et ma mère étaient dans les mêmes sentiments. La première fois qu’ils me conduisirent aux pieds du vieux maître, dans son petit hôtel moisi de l’avenue d’Eylau, attenant à un triste jardinet, je considérai avec une véritable émotion cet oracle trapu, aux yeux bleus, à la barbe blanche. Il articula distinctement ces mots : « La terre m’appelle », qui me parurent avoir une grande portée, un sens mystérieux. Il ajouta, en me mettant sur le front une main douce et belle, ornée d’une bague que je vois encore et qui me rappela la Confirmation : « Il faut bien travailler et aimer tous ceux qui travaillent. » Il y avait, dans son attitude, une noblesse assez émouvante, jointe, je ne sais encore pourquoi, à quelque chose de burlesque, que j’ai retrouvé depuis à travers son œuvre et qui tenait peut-être à la trop haute idée qu’il avait de son rôle ici-bas. Comment n’eût-il pas perdu un peu le nord devant les délirants hommages dont il était l’objet, depuis mon premier maître Gustave Rivet, aujourd’hui sénateur, jusqu’à Meurice et à Vacquerie !

Le démocrate pouilleux Léon Cladel, fils du Quercy, hirsute, bavard, chevelu jusqu’aux omoplates et toujours de mauvaise humeur, jouait dans cette illustre maison le rôle de paysan du Danube. Il disait à table leurs quatre vérités aux invités, même peu connus de lui, ce qui faillit, à plusieurs reprises, amener des scènes fâcheuses. Une parole de Hugo apaisait les flots irrités. Le vieux poète était indulgent pour Cladel comme pour une de ses propres conceptions : l’homme du peuple, Ursus, qui sort de l’ombre et, d’une voix enflammée, met en accusation les grands de ce monde. Mais l’auteur d’Ompdrailles traitait en « grand de ce monde » quiconque avait du linge propre ou le cheveu peigné. Quel intolérable bonhomme ! Je me demande encore, à l’heure actuelle, comment on pouvait le supporter. Depuis, je l’ai lu et j’ai retrouvé dans son style de cailloux et d’ornières sèches, où les crottins se donnent des airs d’escarboucles, les impressions pénibles que me procuraient sa présence et ses emportements intempestifs.

Rodin faisait le buste de Victor Hugo. Il déjeunait avenue