Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/187

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traité tout petit pour un kyste synovial du genou. Il faut que je vous les présente tous les trois dans leur intimité, avant de vous les montrer à l’œuvre.

Charcot, avec un front trop bas, avait la rectitude du visage d’un Bonaparte replet, et j’imagine que cette presque ressemblance, soigneusement cultivée, influa sur ses manières et sur son destin. Je n’ai pas connu d’homme plus autoritaire, ni qui fît peser sur son entourage un despotisme plus ombrageux. Il suffisait, pour être fixé, de le voir, à sa table, promener un regard circulaire et méfiant sur ses élèves ou de l’entendre leur couper la parole d’un ton bref. Il était gras, complètement rasé, avec une bouche à l’arc méditatif et dur, de larges joues, des cheveux plats rejetés en arrière, un cou de taureau, un corps trapu, des jambes courtes et fortes, à l’aide desquelles il marchait lourdement. Au repos il mâchonnait ou tripotait son lorgnon d’une belle main assez molle et froide. La voix était impérieuse, un peu âpre et sourde, souvent ironique et appuyée ; l’œil d’un feu extraordinaire.

Observateur de génie, pénétrant, avec une sagacité implacable, les rapports du moral et du physique, les maux au début, les tares commençantes et les vices non encore avoués, il ramassait ses observations dans des raccourcis comparables à des dessins d’Ingres, à des ébauches de Forain ou de Goya. Pour faire partir les dames il disait simplement : « La clinique est ouverte », et il commençait à raconter : «… C’était un de mes plus fameux collègues… oui, un Allemand… Il avait fait un long voyage pour venir m’expliquer son cas. Pas très drôle, le cas. Une inversion sexuelle soudaine et très caractérisée, amenée par la trop longue contemplation d’un petit faune de la Renaissance posé sur sa table de travail… » Il ajoutait avec un bon sourire : « Comme quoi, messieurs, les chefs-d’œuvre ont souvent leur venin… » Puis après un silence : « Très souvent même… »

« Et alors, Charcot, — demandait mon père — comment l’avez-vous traité ce malheureux ? »

Le geste des doigts fuselés indiquait que la question était futile : « Peuh… je lui ai conseillé les femmes, si c’était encore possible… Mais vous savez, un Allemand… à cinquante-cinq ans… et le pays de Winckelmann… »