Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/205

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Alors il s’adresse à son auditoire, devient aussitôt technique et d’une précision tranchante : « Messieurs, vous savez déjà… J’ai déjà eu l’occasion de vous dire… C’est généralement ainsi que les choses se passent… » Il revient au patient : « Mon ami, tendez la jambe, articulez ce mot, faites ceci ou cela… » L’autre obéit, heureux d’être si bien deviné dans ce qu’il éprouve, flatté de servir la cause de la science, dont le prestige est considérable dans les milieux populaires. Quand il a affaire à un abruti, Charcot sourit imperceptiblement, avec humanité cette fois, et répète la question, jusqu’à ce qu’elle soit complètement saisie. Chemin faisant, il se laisse aller, conte l’anecdote d’un cas similaire, cite un vers de Racine, de Molière, de son cher Shakespeare ou du Dante, rappelle un tableau de Hals ou de Velasquez, et c’est un merveilleux spectacle que celui de ces concordances artistiques et médicales qui se nouent et se dénouent pittoresquement dans sa grosse tête méditative, éloquente.

Après celui-là, un autre. Le professeur s’amuse, se surprend, se déroute lui-même. Quand il n’y comprend rien, il murmure : « Je n’y comprends rien ». Quand le pronostic est mauvais, il l’indique en latin : « Pronostic pessimum, exilas letalis, et j’ajouterai properatus. » On devine que le mal l’intéresse plus que celui qui porte le mal. Constater lui importe plus qu’alléger. La recherche des grands secrets de la vie et de la déchéance nerveuse lui fait négliger les petits secrets du traitement approprié. Quand il réfute une erreur, il s’échauffe, son œil brille davantage ou bien il souffle bruyamment, afin de marquer son mépris.

C’est fini. Brouhaha. Charcot, de son même pas, regagne son vestiaire, puis sa voiture, sans se laisser importuner par les questions des profanes. S’il trouve qu’un argument ne mérite pas de réponse, il introduit son petit doigt dans son oreille et la secoue vigoureusement, en dirigeant, vers son interlocuteur ahuri, son rictus bizarre. Les Allemands l’embêtent. Il a une préférence marquée pour les Anglais et pour les Russes. D’ailleurs, il regarde les gens, bien plus qu’il ne les écoute. Ce qui l’amuse, c’est ce qu’on n’exprime pas, c’est la nature du monsieur qui lui parle. Par contraste, et dès le début de mes études, il me fut donné