Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/23

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toujours ceux qui le recherchent, ceux qui le saisissent à pleines mains.

La famille de Victor Hugo, j’entends son ascendance, s’est typifiée depuis à mes yeux dans un très singulier et pas désagréable bonhomme, fils d’Abel Hugo, du nom de Léopold Hugo, et qui disait à l’illustre poète : « Oui, mon oncle. » C’était un personnage aux gros yeux globuleux, grisonnant, représentant à lui tout seul une encyclopédie de connaissances inutiles, un peu peintre, un peu sculpteur, un peu mathématicien, un peu métaphysicien. Doux et modeste comme une bête à bon Dieu, il faisait tapisserie avenue d’Eylau, entretenait à voix basse non les invités de qualité, mais les femmes, enfants et amis de ceux-là. Il était d’une grande urbanité d’autrefois, ainsi que le maître de maison lui-même, s’effaçait devant tout le monde et subissait étonnamment les raseurs. À distance, il m’apparaît aujourd’hui, ce brave homme, comme un héréditaire, comme une réduction de « son oncle », comme un carrefour de facilités géniales et de trous béants, de chimères et de notions, notations et inventions verbales, fort analogue, pour l’architecture, à la place royale que fut le cerveau de Hugo. Il n’est pas rare de rencontrer ainsi, en marge des êtres exceptionnels, un consanguin qui aide à les déchiffrer, qui est un peu comme leur carte muette. Mais celui-là était rudement bavard.

Jules Simon, beau parleur et souffreteux, avait une petite voix de tête et un verbiage de bénisseur laïque. Il habitait place de la Madeleine, là où se dresse aujourd’hui sa vaine statue, un appartement haut perché, d’odeur nauséabonde, formé d’une multitude de pièces étroites et basses, faiblement éclairées, tapissées de livres et de souvenirs. Milieu modeste et donnant l’impression d’une grande honnêteté, d’une pureté morale. Il commençait généralement par se plaindre de sa santé, puis passait à des anecdotes contées spirituellement, mais avec détail. Ensuite le ton s’élevait et on percevait les mots de « Dieu, patrie, famille, liberté, révolution » bizarrement associés, comme chez ceux de son siècle, par cet esprit exclusivement oratoire. On peut toujours assembler des mots. La difficulté commence quand il s’agit de faire marcher ensemble les choses représentées par ces mots. On devinait, chez Jules Simon, un entêtement doux et invincible.