Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/251

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
239
LOUIS GANDERAX, MEILHAC

hérissé est donc agréable à répéter, — dès le début de laquelle Ganderax acquit très vite une extraordinaire réputation de correcteur et de pet-de-loup. Il renvoyait aux auteurs leurs épreuves couvertes, raturées de notes innombrables, où il leur proposait le changement de telle conjonction, de telle locution, de tel verbe, de tel substantif, de tel adverbe, de tel signe de ponctuation. J’ai précieusement conservé les morasses de mon livre Alphonse Daudet, surchargées ainsi de la minuscule et nerveuse écriture de Louis Ganderax, en long, en travers, dans la marge, entre les lignes, comme si une voiture d’arrosage pleine d’encre s’était promenée le long de ma prose. J’ajoute, et c’est là le plus surprenant, que les corrections de Ganderax étaient généralement sensées, opportunes et telles que l’auteur, jeune ou âgé, pouvait en tirer profit. Il y a comme cela de vieux professeurs de rhétorique que l’on a le tort de ne pas écouter et qui savent leur langue sur le bout du doigt. Je n’ai trouvé que René Boylesve pour partager mon avis quant à l’excellence de ces exercices d’assouplissement ganderaxotechniques, auxquels était soumis tout collaborateur de la Revue de Calmann — Paris[1]. Les autres le maudissaient, le vouaient aux dieux infernaux, pestaient, rageaient, s’emportaient, ou gardaient dans leur vésicule biliaire l’acre jus d’une vindicte recuite. Il y a encore, dans de lointaines provinces, des gens de lettres aigris qui ne cessent d’envoûter de petites statuettes de cire à l’effigie de notre cher barbu.

Or, par un phénomène assez fréquent, Ganderax, bon juge de la copie d’autrui, est mauvais juge de sa propre copie et ses produits furent, sont, seront, plutôt faiblards. Mais, étant immortel, il a le temps pour lui.

Je m’aperçois qu’au lieu de vous parler de Meilhac j’ai dépensé toute mon encre sur Louis Ganderax. Ça n’a pas d’importance. Car si Meilhac est connu pour sa collaboration avec Halévy, il est, en tant que Meilhac seul, aussi passé de mode que Dumas et que Sardou. On cite toujours la petite marquise comme un chef-d’œuvre. Je l’ai entendue. J’y ai bâillé ferme. Sa meilleure trouvaille, c’est l’actrice Réjane, qu’il a créée, fait débuter et paternellement guidée vers le talent et le succès. Au physique, Meilhac était un bourru bienfaisant, moustachu à la féroce, dans une face bronzée d’enfant inquiet,

  1. Erratum : au lieu de Calmann-Paris, lire Calmann-Paris.