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LE DÎNER DE LA « BANLIEUE »

Le plus fort c’est que, monstre du muscle masculin ou de la douce ligne féminine, c’est que magicien de la volupté, il est tout intelligence, logique et encore intelligence. La surfusion de son instinct chauffe les plus hautes régions de son esprit. Il sait ce qu’il veut et il le réalise. Il est le maître de l’eau et du feu, comme un Triton issu de Vulcain.

Par un remarquable privilège, Rodin est un des grands artistes au sujet desquels on a dit le plus de sottises, cela dans le camp de ses détracteurs, comme dans celui de ses admirateurs. Il est dommage que son splendide Balzac notamment, ce moulage héroïque du rêve balzacien, n’ait pas retenu, tels les bronzes d’Egypte, les insanités proférées à son endroit et ne les restitue pas au crépuscule. Ce serait un répertoire de la niaiserie ambiante, plus complet certes que Bouvard et Pécuchet. Au dîner de la banlieue, Rodin tenait à voix basse, en caressant sa barbe, des propos brefs mais essentiels, ou bien il pouffait d’un bon rire à quelqu’une de nos plaisanteries.

Il y avait aussi Gallimard le riche, qui est rouge de visage, imberbe, moustachu et collectionneur. Il ressemble à une longue pivoine, au milieu de laquelle serait fiché un nez humain. Je n’ai jamais très bien compris son rôle ici-bas ; il profère rarement un son ; il n’est pas très dépensier, dit-on ; mais c’est un ubiquiste. Des personnes dignes de foi l’ont rencontré simultanément à des répétitions générales, dans des soirées fort éloignées les unes des autres et jusque dans des villes différentes. Le plus probable c’est qu’il y a plusieurs Gallimard, également écarlates, exactement semblables et interchangeables, dont l’un collectionne des autographes, un autre des dessins, un autre des eaux-fortes, etc. Il m’est arrivé d’envoyer un manuscrit à l’un de ces Gallimard pour ses vitrines, mais jamais je n’ai visité personnellement les collections du ou des Gallimard et je compte demeurer dans cette bienheureuse ignorance.

Il n’y a qu’un seul Georges Lecomte, qu’aucun de nous n’a lu, mais que tout le monde connaît. Les motifs pour lesquels nous ne lisons pas Georges Lecomte sont nombreux et variés, presque aussi variés que ceux pour lesquels nous ne lisons pas Paul Adam, quoique fort différents. Cependant Lecomte a écrit les Valets et les Cartons verts, qui sont, m’affirme-t-on, des