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DEVANT LA DOULEUR

Coppée disait à peu près de même : « La France s’est éprise de Boulanger comme une belle fille s’éprend d’un jeune sous-lieutenant de hussards. »

Il ajoutait avec un soupir : « Il n’a pas su lui faire un enfant. » J’ai assisté, bien entendu, à la plupart des grandes manifestations du boulangisme, notamment à la fameuse soirée de janvier où le général, campé place de la Madeleine, chez Durand — dont on voyait les fenêtres brillamment éclairées — perdit sa fortune en ne marchant pas sur l’Élysée, ou plutôt en ne se laissant pas porter à l’Élysée. Il est vrai qu’une fois dans ce palais il n’eût pu qu’y installer un nouveau gâchisfouilli. Cette nuit-là, nous revenions au Quartier latin en une longue colonne qui criait à tue-tête : « À bas Boulanger ! » Rue Soufflot nous étions arrêtés au nombre d’une trentaine, conduits au poste du Panthéon, puis bientôt relâchés avec de nombreux salamalecs, aussitôt que le bruit se répandit de l’inertie phénoménale du triomphateur. Nous répétions aux sergents de ville hésitants : « Ce que c’est que d’être trop pressé de rejoindre sa bonne amie ! » Nous ne pensions pas si bien dire.

Quelques mois après, au régiment, j’ai pu me rendre compte du flot soudain d’enthousiasme militaire qu’avait soulevé, surtout chez les sous-officiers et les soldats, la singulière popularité du général Boulanger. Beaucoup avaient encore son portrait dans leurs paquetages, bien que la chance eût déjà tourné contre lui, et le contemplaient avec une amoureuse mélancolie : « Ah ! avec celui-là on aurait eu les Pruscos, mon client. — Qu’est-ce qui te fait croire ça ? — C’est que tout le monde avait envie de se battre. Il est venu une fois ici à la caserne. Il nous a raconté je ne sais pas quoi, où il était question de la France. Ce qu’il y a de sûr, c’est que j’ai pleuré. Il m’aurait ordonné : « Jette-toi sur ta baïonnette », je me serais jeté sur ma baïonnette. C’est-il pas malheureux tout de même. Ah ! les crapules !… »

Les crapules, c’est-à-dire ceux qui avaient fait obstacle au général, ceux qui avaient brisé l’espérance.

Sept ans plus tard, aux chasseurs alpins, à Grenoble, pendant une période de réserve, j’ai eu le dernier écho de cet emballement. Un adjudant patriote me confiait que, chaque soir, ses collègues et lui se demandaient : sera-ce pour demain ? Le bruit