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L’ANTIBOULANGISME

avait couru qu’on profiterait d’une marche militaire pour mobiliser — c’était une supposition absurde, mais au quartier ces légendes vont vite — de sorte que chaque fois qu’au rapport il était question d’une telle marche, les yeux brillaient, les cœurs battaient, on chuchotait : « Ça y est… l’affaire est dans le sac. » Ces propos et d’autres semblables m’ont donné à réfléchir. Autour de Boulanger, il y eut cette attente de la victoire, liée à une détermination héroïque, qui doit être une partie de la victoire. Mais auprès de Boulanger, il eût fallu un éventeur de pièges, un conseiller, un tuteur de la taille de Maurras. Il eût fallu aussi que Boulanger acceptât les directions de ce Maurras. Or un soldat ou un civil, mais surtout un soldat, sur qui tombe la popularité comme la foudre, a bien du mal à reconnaître qu’il ne possède pas, outre sa fascination personnelle, les qualités conjointes du grand conspirateur, du doctrinaire et de l’homme d’État. Enfin et surtout, depuis Richelieu en France et Bismarck en Allemagne, il n’y a eu qu’un Charles Maurras. Comme les autres formes du génie, le sens politique de grande envergure, celui qui sauve et refait les peuples, est un don.

Mme de Loynes, femme d’un esprit admirable et d’une extraordinaire finesse, que le boulangisme avait tentée un moment, fut déconcertée et découragée par l’accent canaille du général, déclarant devant une acclamation spontanée, au sortir d’un théâtre : « C’est pour bibi, tout ça !… » Il faut voir là surtout une marque d’enfantillage, l’échappée d’un provincial qui veut prendre le tour parisien. À distance, il est sensible que le général ne se connaissait pas en hommes, n’avait pas l’esprit d’observation. On ne se confie pas à un Meyer, à un Naquet ni même à ce brave Laguerre, qui donnait une grande impression d’insécurité. On ne se laisse pas entortiller par les gens du monde, lesquels, même excellents, manquent trop souvent du contact des réalités, acceptent aisément les bourdes, se laissent aller à la panique.

La défaite de Boulanger fut ainsi due beaucoup plus à ses erreurs qu’aux qualités de ses adversaires. Le principal d’entre eux, le ministre de l’intérieur Constans, était certes un gaillard sans scrupules, mais d’une rare médiocrité, tenu par les républicains pour un policier de bas étage et universellement méprisé. Son physique permettait, comme il est fréquent, de le