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DEVANT LA DOULEUR

cés à grand fracas par lui. Il aura été, comme Charcot, le clinicien sans remède, l’observateur impassible des convulsions, des crampes, des grandes attaques, qui se contente d’enregistrer les décès. Il est de ces maîtres qui désespèrent, sèment la panique et le découragement. Je l’ai admiré. Je l’admire moins. Je l’ai aimé. Je ne l’aime plus. Je garerai soigneusement mes fils de sa méthode, de ses conclusions décevantes et géométriques. Il n’y a pas jusqu’à sa Littérature anglaise, dont je n’aperçoive aujourd’hui tous les trous, notamment quant aux trois auteurs qui sont généralement considérés comme ses réussites : Shakespeare, Swift et lord Byron.

Taine, c’est Procuste en redingote. C’est un monsieur qui a un cadre, qui veut que la vie tienne dans son cadre. Quand la vie fait éclater son cadre, il trouve que c’est la vie qui a tort. Le besoin de moraliser fait de lui un demi-pasteur, de l’espèce cultivée et esthétique, la plus haïssable peut-être. Aujourd’hui j’ai grand’peur, je vous le dis tout bas, qu’il ne soit de la série des Brunetière, aussi chimérique, contredisant et lassant. Toutefois il peut être bon écrivain, au lieu que Brunetière, délirant de la conjonction et vissant des têtes de cuistre sur tous les maîtres admirables et divins du XVIIe siècle, Brunetière est devenu en dix ans illisible.

Le seul clairvoyant en 1889 était Drumont, grâce au point de vue ethnique et solide — point de vue d’éleveur, de physiologiste, de jardinier, — qui était le sien. Mais ceux même qui admiraient la France juive, n’en apercevaient ni les prolongements ni la conclusion politique. Je le rencontrai précisément en pleine exposition de 1889, au voisinage de la rue du Caire. Il philosophait au bras de Jacques de Biez avec une bonhomie tranquille, flairant, au fond de toute cette kermesse bruyante, une odeur de ruine et de mort. Ceci ne l’empêcha pas de m’offrir, ainsi qu’à son compagnon, un de ces cassis à l’eau de Seltz qui étaient alors notre boisson préférée. Je ne puis me faire servir cet innocent mélange sans apercevoir, dans le miroir du ménisque, le Drumont solide, aux cheveux noirs comme du jais, qui éclatait d’un si joyeux rire à la pensée de la grande émancipation de 1789, de la grande promulgation des Droits de l’Homme et du Citoyen.

Je dois d’ailleurs vous avouer que la Tour Eiffel fut inau-