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DEVANT LA DOULEUR

était indispensable, les accompagnait, les hantait pendant leurs déambulations ; et, quand ils la perdaient, c’était le désespoir. J’ai toujours pensé que l’obsession n’était qu’un chapitre de l’insomnie ; car tel dort souvent, par toute une partie de son cerveau, qui se croit bien et dûment éveillé.

Un de ces damnés avait sa femme légitime à l’hôtel Mas et sa maîtresse à Lamalou le haut. Pendant la nuit, il faisait la navette de l’une à l’autre. J’entendais, à travers la cloison, les pleurs de sa femme pendant son absence, car elle ne voulait pas, étant très bête, se mettre dans la tête qu’il était un grand malade. Elle murmurait : « Ce sont des lubies… » Quelquefois, au retour, il la battait ou bien lui demandait pardon, et sitôt le pardon obtenu, essayait de dormir, n’y parvenait pas, se relevait et repartait. Pendant de longues années, il a été à la tête d’une très importante administration comportant de lourdes responsabilités. Je me suis souvent demandé comment il s’en tirait.

La maladie nerveuse met à la puissance deux, au carré — comme disent les algébristes — les qualités et les défauts de ceux qu’elle touche. Elle les taille ainsi que des crayons, selon l’expression de mon père. L’avare devient un hyperavare et rend des points à Harpagon. Le jaloux dépasse Othello. L’amoureux tourne au frénétique. Sur un rythme de danse macabre, chacun court, de plus en plus vite, à l’assouvissement de son tempérament. Mais, par contre, les âmes nobles, généreuses, désintéressées acquièrent, dans la douleur incessante, de nouvelles forces d’altruisme, un épanouissement céleste de la bonté. C’était le cas d’Alphonse Daudet.

L’arrivée du grand écrivain était impatiemment attendue par les habitués de Lamalou. Dès le premier soir, nous avions autour de nous un cercle d’une soixantaine de personnes, visages connus et amicaux qui nous souriaient malgré leurs tortures. C’est le plus extraordinaire spectacle d’attraction morale auquel il m’ait été donné d’assister : « Ah ! voilà Daudet… voilà Alphonse avec Léon ! » Léon, comme vous l’imaginez, était là en hors-d’œuvre, en cure-dents. — « Nous vous attendions pour la promenade au Vidourle… Nous vous attendions pour la partie de Montpellier… Ah ! voilà Alphonse Daudet… Mme  Mas, voilà Daudet, votre maison va changer d’aspect. »