Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/31

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mond Adam, dont la beauté, mêlée à la bonté et à la prescience, dégageait un charme grave et doux, puis se retira, nous laissant une image de gloire et de mort. Ce fut, je crois, une de ses dernières sorties.

La nouvelle génération, celle des romanciers dits réalistes, tenait ses assises rue de Grenelle, chez l’éditeur Georges Charpentier. Néanmoins mes premiers souvenirs littéraires datent de plus loin. Périodiquement, Tourgueneff, Flaubert et Edmond de Goncourt venaient dîner chez mes parents, rue Pavée, au Marais, et leur haute taille m’impressionnait. Je demandais : « Sont-ce des géants ? » Ensuite je me vois arrivant à la librairie du quai du Louvre, avec mon père qui venait s’informer anxieusement du tirage de Fromont jeune et Risler aîné. Georges Charpentier s’écria : « Mais ça va plus que bien, plus que très bien. Nous « retirons » tant que nous pouvons. » Georges Charpentier était le meilleur, le plus accueillant et le moins commerçant des hommes. Ses auteurs étaient ses amis. Il avait la mine ouverte, l’âme généreuse et il savait rire de si bon cœur ! Ces qualités, jointes à un flair de vieux Parisien, et l’aménité de sa femme firent de leur intérieur, pendant vingt ans, le rendez-vous de la plupart des journalistes, politiciens, hommes de lettres, peintres, aquafortistes, sculpteurs, comédiens, artistes en tous genres de l’époque. Aucun laisser-aller de bohème. Un ton d’excellente compagnie, mais libre et permettant à chacun de se montrer sous son meilleur jour. Tous ceux que j’ai déjà cités étaient soit des habitués, soit des relations innombrables des Charpentier et se retrouvaient autour de leur table. Mon père et Zola, en plein grand succès, Edmond de Goncourt, en renouveau de célébrité, les collaborateurs des Soirées de Médan, Huysmans, Maupassant, Hennique, Céard, Gustave Flaubert échappant à sa morne discipline de Croisset, et combien d’autres, faisaient le fond solide de ces réunions, exceptionnellement gaies et bruyantes. Chose frappante, députés et sénateurs étaient petits garçons en face des écrivains, affectaient vis-à-vis d’eux un grand respect. Le régime tenait là ses assises comme chez Hugo, comme chez les Ménard, mais la politique y était plus dédaignée. On était républicain, bien entendu. Les conservateurs passaient en bloc pour des vieilles bêtes, infiniment négligeables et désuètes,