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SERVICE MILITAIRE

bien ! tu en verras de plus rudes, à la guerre… Tu es un homme, sacrebleu ! » et autres fariboles délurées. Le panaris des autres semble toujours insignifiant.

La seule complication qui nous ait donné vraiment du fil à retordre fut une rage de dents d’un sergent, un dimanche, à la caserne de la Nouvelle-France, faubourg Poissonnière. Je ne me rappelle plus qui était de garde avec moi. Ce sergent souffrait tellement qu’il me fit pitié. En l’absence du major, nous décidâmes de le débarrasser de sa prémolaire, qu’entourait une gencive rouge, enflammée. Après avoir frotté celle-ci d’un coton imbibé d’éther, je saisis un davier, empoignai le chicot et tirai. Malgré tous mes efforts, impossible d’avoir cette maudite dent. Je passai l’instrument à mon camarade : « Essaie, toi, moi j’y renonce ». Un craquement sourd indiqua enfin que l’alvéole cédait. La prémolaire se mit de champ sur le maxillaire, mais à partir de là s’obstina et ne bougea plus, tel un obusier incliné sur un rempart sanglant. Nous étions en nage. Quant au sergent, je n’essaierai pas de vous décrire son manque infini de satisfaction, ni ses « M’sieur le major, ah ! m’sieur le major ! », ni ses hurlements qui remplissaient la cour du quartier. Car c’était l’été et la fenêtre, par hygiène, demeurait ouverte.

En fin de compte, il fallut faire venir un fiacre, y pousser le pauvre garçon et nous mettre à la recherche d’une clinique dentaire ouverte en dépit du dimanche. Nous en découvrîmes une, rue de Rivoli. L’homme de l’art, en un tourne-main, extirpa, non sans un sourire de commisération, la scélérate qui nous avait donné tant de mal. Le sergent, se tenant la joue, le remercia, nous remercia, emporta précieusement son bourreau dans un bout de papier et, chose admirable, ne douta pas une minute de notre science : « J’ai bien compris, m’sieur le major, qu’vous n’aviez pas au quartier l’fauteuil qu’il fallait pour ça. » Ce qui l’avait le plus épaté, c’était, en effet, le luxe du mobilier du dentiste. Il répétait avec admiration : « Y en a, sûr, pour un billet de mille francs ».

Le prestige de la médecine auprès des simples tout court est presque aussi grand que celui qu’elle exerce auprès des simples des salons. Les uns et les autres s’imaginent qu’un diplôme et des examens confèrent la science infuse. La vérité est que nous