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DEVANT LA DOULEUR

connaissions un grand nombre de cas chirurgicaux et médicaux mais que la pratique nous manquait. Dans le doute, admis à l’examen d’un cas difficile, nous faisions la moue professionnelle qui n’engage à rien, qui signifie : « Diable ! c’est à voir… » ou bien un léger sifflement indiquant que l’affaire nous paraissait sérieuse. D’où grande allégresse chez notre patient.

— Du moment que j’suis retenu à la chambre, j’aimerais bien un congé, m’sieur le major.

— On en parlera à votre capitaine. Quelle compagnie ?

— Deuxième du trois. Merci, m’sieur le major.

Le malade se retournait, en soupirant de joie, dans son lit. J’ajoute que nous avions la main large, que cela se savait et que la moitié des troupes casernées à Babylone et à la Nouvelle-France a pris copieusement l’air cette année-là. De temps en temps d’Esparbès nous disait : « Mon vieux, j’ai une rougeur dans le cou ; si ça tournait au furoncle, hein, tu me signerais une petite escampette ? Chouette alors ! »

Nous lui répondions : « Ton cas est différent. Tu es poète. Tu dois donner l’exemple de l’assiduité. On n’est que trop porté, dans l’armée, à considérer les poètes comme peu sérieux.

— Oh ! la la, quelle blague, mon vieux, quel sale type ! Eh bien, je vous retiens, les élèves médecins. »

Autre scène comique. Un soldat en uniforme de notre régiment avait, en chemin de fer, flanqué une terrible pile à un civil, qui se trouvait être un personnage important de je ne sais quel ministère. Tous les présents au quartier reçurent l’ordre de descendre dans la cour, où le civil parut bientôt, avec une tête comme un melon, un œil poché et trois dents cassées. C’était évidemment un joli travail. Nous avions essayé de persuader à d’Esparbès que le civil le reconnaîtrait.

— Mais puisque j’ai couché au quartier cette nuit-là.

— Ça ne fait rien. Tu es poète, donc tu attires l’attention. Cet imbécile, atteint évidemment de paramnésie, s’imaginera qu’il t’a déjà vu.

— De para quoi ?

— De paramnésie, illusion qui fait croire, à l’observateur d’une circonstance, qu’il s’est déjà trouvé dans une circonstance analogue.