Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/348

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l’écouter, en répétant distraitement : « Ah ! oui, ah ! oui, comme c’est curieux, comme c’est incroyable ! » D’ailleurs rarement homme reconnut plus rapidement le vrai mérite. Ces qualités, le piquant de ses remarques et de son attitude, sa prodigieuse compréhension ouverte ou tacite, le rendaient cher à mon père et à Goncourt, qui en étaient très vite arrivés à ne plus pouvoir se passer de lui. Je partageais leur opinion. Nous avons fait alors, en compagnie de Barrès, de bonnes parties de rire, comme des collégiens en vacances, et le souvenir m’en revient chaque fois que je le retrouve, après tant d’années écoulées. À peine au sortir des Taches d’encre, qui furent ses débuts littéraires, il ambitionnait l’Académie, et comme je m’en étonnais : « C’est que vous êtes né à Paris. Si vous aviez vécu jeune dans les milieux de province, vous jugeriez différemment ».

Nous aimions tous deux à faire rencontrer à l’improviste les gens les plus divers, pour voir ce que cela donnerait. C’est ainsi que furent convoqués un soir au Café anglais, Hanotaux, alors simple directeur au quai d’Orsay, Richepin, Francis Chevassu, Aurélien Scholl et un autre dont le nom m’échappe. À l’entrée de Chevassu il y eut un froid, car il avait pris Hanotaux pour Larroumet, qu’il détestait, et marqué son désir de ne pas lui être présenté. Au bout d’une demi-heure seulement d’une conversation gênée, le quiproquo fut dissipé. Le fait est que Hanotaux et Larroumet avaient un faux air de ressemblance dans le débit péremptoire, et dans le rire sous le lorgnon. Scholl, vieilli, de teint cireux et fatigué par quarante ans d’anecdotes à répétition, fut lamentable. De sorte que notre improvisation fut ratée. Dans une autre circonstance, je nous vois, chez Paillard cette fois, avec Georges Hugo, Rodenbach, Mallarmé et Whibley, le beau-frère de Whistler. Le contact s’établit et Barrès fut étourdissant. Mallarmé lui donnait la réplique, en transposant ses réflexions dans ce royaume imaginaire, mi-abstrait, mi-concret, dont il était le subtil et délicieux souverain. À force de faire alterner le Champagne doux et le Champagne sec, histoire de comparer leurs pointes brillantes, nous étions arrivés à une grande béatitude, à une conception presque musicale — ou du moins nous paraissant telle — de l’univers et de la destinée. On se sépara avec mélancolie entre deux et trois heures du matin.