Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/349

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Ce Barrès, gai, fantaisiste, prenant le bon de la vie ainsi qu’un gai flâneur de Calderon ou de Cervantes, est moins connu que le Barrès sérieux des grandes séances académiques ou que le Barrès combatif des couloirs de la Chambre et du renouveau national. C’est pourquoi je vous montre ici cet aspect d’une nature souple et riche, aux plissements soyeux comme son style. C’est quand il est en confiance, avec des camarades éprouvés, qu’il est le plus à son avantage.

Enfin j’aime sa bravoure naturelle, allant jusqu’à la témérité froide, et son art de fronder les sots. Mon père disait de lui qu’il serait dans l’avenir une des grandes ressources de son pays. Il ne s’était pas trompé. Maurice Barrès a donné aux ennemis de la France un fameux fil à retordre.

Marcel Schwob était un juif de tempérament anarchique et qui croyait avoir horreur de sa race, jusqu’au jour où elle le prit aux entrailles avec l’affaire Dreyfus. Avant cela, le contact de ses compatriotes lui était insupportable. Se trouvant à Guernesey chez Lockroy, en compagnie de l’avocat hébreu Ignace, personnage bavard et sot, qui avait l’air, à l’époque, d’un grand pantin d’Orient désarticulé en bois verni noir, Schwob me confiait : « Il me donne envie de vomir. Comment le tuer sans qu’on s’en doute ? » Car il était de naturel pacifique, mais délicieusement excessif dans ses propos. Quand Ignace, qui parle vite en bredouillant et secouant la tête, lui adressait la parole, il évitait de lui répondre autrement que par un haussement d’épaules, en soufflant avec force en signe de mépris. Un explorateur du nom de Dutreuil de Rheims, ami de Schwob — détail qu’ignorait Ignace, — ayant été tué par les indigènes, Ignace, gaffeur héroïque, tourna cette mort en plaisanterie. « Il est bien regrettable, lui dit Schwob, que vous n’ayez pas pris sa place au départ. Mais les anthropophages vous trouveraient coriace ». Le soir, quand nous étions seuls dans sa chambre, il me confiait : « Il y a chez nous deux tribus, les Cahen, qui sont les maîtres, et les Lévy, qui sont les esclaves. Cet Ignace est un sous-Lévy ».

Pour comble de déveine, débarqua à Guernesey un autre juif, tout à fait inoffensif celui-là et de tendances mondaines, du nom de René Heymann. Schwob, bien qu’invité lui-même,