Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/355

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font rougir, offensent son sentiment de l’humain, œuvre de Dieu. Il traite le fini comme un infini. Maître de plusieurs hallucinations successives qui se déroulent logiquement dans son esprit, il réagence et redistribue le réel selon son rêve. Aucun de nos contemporains n’a trouvé de si belles métaphores, musclées à la façon du coureur antique, inondées de la sueur du vrai.

De notre groupe faisait encore partie Édouard Julia, lettré des plus aigus, compagnon délicieux et sûr, aujourd’hui accaparé par la médecine et la politique, et Maurice Pottecher, qui venait de publier la Peine de l’esprit, où il y avait quelques promesses, et qui devait être absorbé par le prêchi-prêcha du théâtre moralisateur. Le juif Mullem disait assez justement que la Puissance des ténèbres de Tolstoï avait engendré beaucoup de pièces dont le titre exact serait l’Impuissance des lumières. Je range le Diable marchand de goutte de Pottecher dans cette catégorie.

Barrès, quand on lui parlait de Jules Renard, répondait : « Laissez-moi tranquille avec ce jardinier ». Il y a du vrai dans cette définition, si l’on ajoute que le jardin de Renard produisait à la fois des choux, des pommes de terre, des poireaux de brave et loyale saveur française, et du mancenillier, du curare, du strychnos nux vomica. Avec cela un besoin de franchise soudain et irrésistible qui lui faisait avouer à mon père, fort accueillant et aimable pour lui : « Je ne sais pas si je vous aime ou si je vous déteste, mon cher maître.
Odi et amo », lui répondait Alphonse Daudet, sans s’émouvoir. Il me demandait ensuite : « Tu vois Renard plus fréquemment que moi. Qu’en penses-tu ?
— Que c’est un cryptogramme rustique, un de ces signes de ralliement, dessinés à la main par les chemineaux sur les portes des granges et des maisons et que le passant non initié ne déchiffre pas. »

Renard avait un très joli talent descriptif, cela est certain. Je ne l’ai jamais autant goûté que le fait mon cher ami Byvanck, par exemple, célèbre critique hollandais, quand il l’égale à La Bruyère ou à La Fontaine. Mais il ne semblait à l’aise ni dans son œuvre ni dans sa peau. Fendeur de cheveux en quatre, il aspirait à la puissance et à la fécondité lyrique.