Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/38

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prétendue baignoire d’argent. D’une voix rageuse, avec l’accent du Midi, il murmura en s’écartant : « Fais attention, que diable ! » À quoi Alphonse Daudet, fâché de cette fâcherie, répliqua sur le même ton : « Eh ! tu m’embêtes ! » Dans le fond, leurs natures ne s’accordaient guère et il suffit de lire l’édition complète des Lettres à un Absent pour s’en convaincre. Ils s’étaient réconciliés, mais le jaillissement d’un peu de sauce eût presque suffi pour les séparer à nouveau.

Bien qu’en dehors des Soirées de Médan, où figurait sa Boule de Suif, il fût peu édité chez Charpentier, Maupassant venait rue de Grenelle. Il était alors de traits réguliers, brun, assez gras, lourd d’esprit comme un campagnard et généralement silencieux. Il ne souffrait pas encore de cette misanthropie, coupée de crises de snobisme, que déchaîna chez lui, quelque temps plus tard, la paralysie générale. Mais déjà il se frottait aux médecins comme à de merveilleux thaumaturges. Il les questionnait longuement dans les embrasures de portes et dans les antichambres. C’était le temps du « document humain ». On disait : « Guy — tout le monde l’appelait Guy — est très consciencieux. Il se renseigne quant à certains cas pathologiques qui seront dans son prochain roman. » Il courait sur lui mainte anecdote scabreuse ou bizarre, et j’ai toujours pensé que son détraquement cérébral avait débuté beaucoup plus tôt qu’on ne l’avait cru. Il canotait, jouait les Hercule, affectait un profond mépris pour ces lettres qui le faisaient vivre et lui donnaient la célébrité. Flaubert, impitoyable bourreau du style et qui passa son existence à se martyriser lui-même dans son sinistre pavillon de torture de Croisset, — rien de commun avec le juif Franz Wiener, qui depuis a adopté ce nom, — Flaubert guidait les débuts de Maupassant. Il le soumettait à ces vains exercices d’assouplissement littéraire qui ne sauraient former l’écrivain, car les tempéraments sont plus forts que tout, heureusement. Il le contraignait à remettre « cent fois sur le métier » ces histoires normandes, drues et salées, qui firent la première réputation du pauvre Guy. Il l’adorait expansivement comme il faisait tout, mais lui tourneboulait l’entendement de plus d’une manière, l’exhortait à la chasse aux conjonctions et aux mots répétés, à la pêche de la phrase musicale, à l’effort et au supplice grammatical et syntaxique en vue de la