Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/386

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de Paris. On y retrouve le monstre lui-même, un monstre de justesse et de concision, aisément apitoyé, qui réserve son magistral curare aux Juifs, aux métèques, aux banquiers, aux politiciens, aux salonnards et aux larbins.

Vers la fin de sa courte existence, Gabriel de Yturri recherchait volontiers la compagnie de Forain et de Caran. Il était le secrétaire de Robert de Montesquiou, dont j’ai parlé précédemment sans admiration, mais avec sincérité. Or, Gabriel de Yturri était à mon avis fort supérieur, pour l’intelligence et la sensibilité, à son supercoquentieux patron et, jusqu’à une circonstance dont je parlerai, je n’avais jamais pu démêler si l’adoration frénétique et tapageuse qu’il lui témoignait en toutes circonstances était réelle ou feinte : « Le connté a dit… Écoutez la parrole merrveillouse qui vient dé tomber des lèvres du connté… admirrable, positivément étrrange et admirrable… » Oui, mais derrière ces pétarades, qui faisaient la joie des assistants, guettait un œil clair, observateur et froid. Ce singulier garçon est demeuré pour moi une énigme vivante. Comme il avait tout de suite démêlé que je me fichais profondément du « pavillon des muses », de la baignoire de la Montespan, des pendules de Boule et des mobiliers de Riesener, en même temps que des hortensias bleus, verts ou noirs, et que la poésie du maître de céans ne m’amusait guère, il ouvrait le compartiment moral et me racontait rapidement, à la dérobée, comme un gosse chapardeur qui mange un fruit, de savoureuses histoires sur les invités et les belles dames. Ce Tallemant des Réaux à l’accent espagnol avait le don de saisir les mouvements des âmes sous le masque mondain et de typifier la sottise ambiante. Il y avait en lui l’étoffe d’un puissant satirique. Son œil passait de la douceur mélancolique à la colère avec une promptitude ensoleillée et, s’il était perplexe devant un beau cas, il tripotait d’une main nerveuse un grain de beauté velu qu’il avait au visage. D’où venait-il, qui était-il, je l’ignore. Il semblait détaché de tout, bien qu’attaché en apparence à mille futilités. Il avait le cœur chaud, le geste frénétique, le sens du lyrisme et il voyait presque tout en noir, tel qu’une flamme promenée sur le néant.

Un soir, tandis que Robert de Montesquiou, esbrouffeur et