Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/387

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tapageur comme un vieux perroquet, emmenait Forain, Caran et Georges Hugo admirer je ne sais quelle pièce de sa collection, je ne sais où — il inaugurait un nouveau logis — je me trouvai seul en voiture avec Yturri. Il m’expliqua son caractère en termes à la fois vagues et émus. Il avait eu une jeunesse difficile, douloureuse, il se savait très malade, bien qu’il eût l’apparence de la santé, et il n’avait rencontré qu’un seul être qui fût bon et accueillant pour lui : Robert de Montesquiou. Cela débité nerveusement, d’un ton sincère qui me frappa et avec la volonté évidente de dissiper mes préventions contre celui dont il me faisait ainsi l’éloge. Dans la vie parisienne, de tels traits d’amitié sont rares.

Faisaient partie du même groupe une punaise qui ne manque pas de talent, du nom de Boldini, et le noir, mince, souffreteux, vénéneux Helleu. Boldini a la face hexagonale. Il est aussi large que haut. Il a l’air écrasé par un plafond, ainsi que dans la Maison du baigneur. Il peint des épileptiques en satin rose, qui se terminent en pointe ou en hélice, pivotent sur un parquet ciré et des sièges bas, comme des chattes ivres de valériane. Helleu dessine, dessine, dessine — on l’a surnommé le Watteau à vapeur — des dames longues, penchées, au col flexible, à la taille en liane, aux yeux fuyants, totalement ou à moitié pâmées de visage, dans une attitude cambrée ou allongée, mais décente. Cette opposition a fait son succès auprès des grands bourgeois de France et d’Amérique, pour lesquels il représente la hardiesse en art et la volupté tempérée. La vogue de ses pointes sèches vient immédiatement après celle des chromos. Assez bien doué au début de sa carrière, il a sombré dans la fabrication : il est devenu le poncif de lui-même, ainsi qu’il arrive à ceux qui ne se renouvellent pas. Moralement, c’est le père Cancan-Cyanure, bavard comme s’il animait toujours une séance de pose, médisant comme s’il travaillait dans la céruse ou un autre oxyde de plomb, avec une imagination tragico-burlesque de couturière échauffée. Boldini et lui dépècent un camarade par jour, le déglutissent par petits morceaux et, en temps de jeûne, se dépècent et se déglutissent l’un l’autre. Je m’attends toujours à apprendre qu’Helleu s’est empoisonné en avalant par mégarde sa salive, que Boldini s’est gangrené en se grattant la jambe. Nous les avions