Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/414

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pelle, l’énumération des troupes d’un des belligérants, les Pantagouriches. Le public s’étonne. Le deuxième feuilleton paraît : énumération des Botonglouzes, adversaires des Pantagouriches. Le public murmure et s’irrite. Au troisième feuilleton, incompréhensible celui-là, il entre en fureur. Le nez d’Henri Letellier passe du jaune au cramoisi. Par grappes, les lecteurs se prennent la tête à deux mains, se désespèrent, se désabonnent. Au quatrième feuilleton, le cruel Va-t-en-guerre était brutalement interrompu. Convoqué dans l’antre des Letellier, l’infortuné Xau, victime de sa bonhomie et de son respect des littérateurs en général et du gendre de Gautier, « parfait magicien, etc. » en particulier, en ressortait, au bout d’une heure de lessivage, défait, livide, rogné lui-même, quant à ses appointements, de la somme attribuée par traité à Bergerat.

Pendant trois mois, on ne s’aborda plus au Journal que par ces mots :

— Ça va, mon vieux Pantagouriche ?

— Pas mal, et toi, vieux Botonglouze ?

Au mur du bar, l’affiche de Caran demeura pendant plusieurs semaines, ainsi qu’un témoin ironique du manque de jugement de Bergerat, de Xau et de Mendès.

Ce bar du Journal, affecté par la suite à d’autres emplois, fut, pendant trois ou quatre ans, un des plus singuliers endroits de Paris. Il était fréquenté à la fois par des journalistes, des hommes d’affaires plus ou moins véreux, des amis de Henri Letellier, qui transportait rue de Richelieu la clientèle de Cornuchet et de Maxim’s, des placiers en charcuterie, en eaux gazeuses, en spécialités pharmaceutiques, des coulissiers, des parasites, des acteurs, des souteneurs, les petites amies de ces messieurs, des maquignons attirés par Pierre Letellier, des êtres vagues, mal définis, sans profession, intermédiaires entre la pègre, le chantage, la Bourse, la grivèlerie, ou art de manger sans payer, et le stellionat, lequel est la vente d’une marchandise qui ne vous appartient point. Groupés autour du billard-réclame, assis à de petites tables, sur de hauts tabourets, devant le bar, tous ces types de l’aquarium humain, de l’écurie, de la finance, de la publicité, se montraient les hommes de lettres connus, qui grimpaient ou descendaient l’escalier, apportant leur copie et venant aux nouvelles.