Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/443

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garçon frappa violemment à la porte, entra, dit quelques paroles et ressortit suivi de Brunetière, dépeigné, hagard, titubant comme un homme ivre.

— Ah ! c’est vous, monsieur Daudet. Excusez-moi, je vous prie. Il arrive présentement telle circonstance… Ayez l’obligeance de me rappeler le motif de votre visite.

— Il s’agit de mon roman l’Astre noir, admis par vous à correction. Je venais chercher le manuscrit.

— Je me rappelle maintenant, je me rappelle, fit Brunetière avec un grand soupir, comme s’il sortait d’un effrayant cauchemar. Eh ! bien, faites-moi crédit de quelques minutes, mon cher confrère, afin que je puisse quérir votre travail. Sans doute l’ai-je rangé dans ma librairie en quelque coin.

Mais à peine était-il rentré que la dispute ou la tuerie recommençait. Au bout d’une heure seulement, il reparut, mon manuscrit sous le bras. Je revins chez moi, ahuri de cette séance dramatico-bouffe, dont le récit enchanta mon père, puis Edmond de Goncourt, puis successivement tous nos amis. Car il faudrait pouvoir vous mimer ces aboiements, ces bruits, ces sauts en hauteur et en largeur et cette mine désespérée, défaite du faiseur d’académiciens. Le lendemain, les journaux annonçaient, sans donner de motif, la démission de M. Charles Buloz. Ce pauvre type peut se vanter de m’avoir fait passer un drôle d’après-midi.

Depuis, j’ai rencontré maintes fois Ferdinand Brunetière, j’ai dîné avec lui à la Revue et ailleurs, j’ai suivi sa conversation en style noble, aux tournures archaïques, comme dans sa remarque célèbre, au sujet d’une domestique renvoyée : « Si vous les gourmandez toutes ainsi, madame, vous n’en trouverez seulement point une ». J’ai admiré son esprit de dispute, capable de le faire se retirer de son propre avis, aussitôt qu’il voyait son contradicteur prêt à s’y ranger. Une sorte de fatuité bizarre, moliéresque, le poussait à considérer toute réunion mondaine comme un tournoi, une joute oratoire, où il s’agissait d’épater les hommes et de fasciner les dames en les bousculant. À la table de la Revue, déchiquetant d’une dent solide les pièces montées, les gelées cartonnières et les salmis à goût de créosote qui constituaient les redoutables menus de l’illustre maison, dans les salons de la Revue, assis en un fau-