Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/463

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en gens du monde. Rien de tel chez Mme Adam. Les « Schlum », comme on dit en Pologne, s’y seraient trouvés mal à l’aise, en admettant que la maîtresse de maison ne les eût pas immédiatement fait jeter dehors. L’usage est là, en toutes circonstances, de donner le pas aux militaires sur les civils. Mme Adam estime, comme feu Brachet, son admirateur, que ceux qui défendent le pays par métier, et donc préservent le langage et les formes intellectuelles en même temps que le sol, l’emportent sur les philosophes, les savants, les écrivains et les artistes. Combien elle a raison ! Il n’est pas de contact plus agréable, ni plus chaud et roboratif que celui d’un officier de carrière, et je donnerais la conversation de dix académiciens pour celle d’un général Mercier, d’un Marchand ou d’un Baratier.

Pierre Loti est un des préférés de Mme Adam, un de ses fils métaphysiques. C’est elle qui l’a mis au monde de la notoriété, en publiant, dans la Nouvelle Revue, le Mariage de Loti. Aussi il faut reconnaître que chez Mme Adam, « madame chérie » comme il l’appelle, Loti est tout à fait lui-même, dépouillé d’affectation, naturel et délicieux. Halluciné par la mort et déchiré par la mélancolie dans ses livres, il se montre à Gif gai et même blagueur comme un enfant espiègle, il court, il saute, il joue avec l’eau. Les personnes qui le voient pour la première fois en sont ébaubies. Elles ne veulent pas croire que ce fantaisiste lâché a écrit Fantôme d’Orient et Mon frère Yves. Gêné dans le courant ordinaire de la vie par deux antennes trop délicates, dont l’une s’appelle timidité orgueilleuse et l’autre susceptibilité, ce papillon magique de Loti volète à son aise autour de Mme Adam ; il arbore ses couleurs diaprées, étincelantes, son vêtement d’aurore, alors que, dans ses beaux et sombres poèmes en prose, apparaît seulement son corselet noir et or de crépuscule. Il y a en lui un mystificateur à froid, un tireur de plans de premier ordre et parallèlement un gobeur, un naïf incomparable. Ayant tant de fois capté la lune avec sa plume, il croit qu’il pourra la prendre avec ses dents. C’est un esprit de l’air et de l’eau, un lutin de haute mer, qui n’accepte pas la perspective de ranger ses ailes entre quatre planches, puis de se dissoudre un jour comme les camarades. Cela fait qu’il agace et qu’on l’aime. Mais allez donc essayer de le contenter !

Tout autre apparaît Paul Bourget, le maître de la construc-