Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/472

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redoutaient à bon droit l’interrogatoire de cet électricien maître chanteur, on ne voyait pas bien en revanche l’inconvénient qu’eût présenté l’aggravation de son diabète. Brouardel était avant tout un fonctionnaire et il obéissait à la raison d’État.

Le suicide de Jacques de Reinach, concurrent et ennemi de Cornelius Herz, plongea les douze tribus dans la consternation. Les juifs, en s’abordant, parlaient bas et allaient chuchoter par grappes dans les coins, à quelque distance de la curiosité des goys. Connaissant mes sentiments à leur endroit, que je ne dissimulais guère, ils étaient gênés par ma présence et ma gaieté les horripilait, comme elle horripilait Lockroy. Je m’amusais aussi à leur offrir mes condoléances, quand je les savais amis du défunt ou de son assassin, et leurs trognes embarrassées m’enchantaient.

Après la première représentation de Une Journée parlementaire, un souper réunit les amis de Barrès. Il habitait alors rue Caroline, aux Batignolles, un petit hôtel entouré de jardins. C’est là que je fis la connaissance de Jules Delahaye, « l’Accusateur », — comme disait Barrès, — la grande vedette de l’affaire du Panama. Ce « suppôt des jésuites » — au dire des panamistes — était robuste, bien pris dans son frac, noir de barbe et de cheveux comme l’Érèbe et d’une charmante cordialité. Son énergie était inscrite dans sa bouche, ou mieux dans sa mâchoire inférieure, arquée, dure et tenace ainsi qu’une enclume courbe, sur laquelle il martelait les mots. L’éclair du regard accompagnait, projetait mainte inflexion pénétrante, acérée. Au dessert il y alla d’un petit speech fort bien tourné : « Nous avons vu ensemble, mon cher Barrès, de vilaines choses et de vilaines gens ». — « Ah ! certes, oui ! » dit fortement Barrès, et tous les soupeurs, Magnard en tête, furent enchantés. Mais qui ne fut pas enchanté, le lendemain, quand il lut dans les journaux le récit de cette petite fête, ce fut Lockroy. Mauvais gendre, j’avais compromis sa situation dans le Onzième. Sa dent contre moi allongea de plusieurs centimètres, et l’on me rapporta les doléances qu’il faisait à mon sujet auprès des « vieux amis de la famille ». J’appris ainsi qu’un certain ancien magistrat, du nom de Bouchet-Cadart, que je n’ai jamais vu et dont j’ignorais l’existence, était indigné de mon