Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/473

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attitude peu républicaine. Qu’est-ce que le digne homme penserait maintenant ?

Dès cette époque, Lockroy, rapporteur du budget de la Marine et dégoûté du portefeuille secondaire du Commerce, guignait le ministère de la rue Royale. Il faut avoir connu l’ignorance et la légèreté phénoménales de cet ancien vaudevilliste, pour saisir toute l’intense bouffonnerie d’une semblable prétention. Lockroy ne fréquentait alors en fait de navire que le petit « courrier » qui fait le service hebdomadairement entre Cherbourg et Guernesey, et c’est de la contemplation à distance de « quelques-unes de nos unités de la flotte du Nord » que lui était venue cette idée falote. Sans connaître un seul mot de grec ni de latin, sans autre instruction qu’un frottement superficiel d’enfant de la balle, des coulisses et des salles de rédaction, il avait bien été bombardé grand-maître de l’Université quelques années auparavant ; il avait harangué les professeurs en Sorbonne et les chers élèves au concours général. Pourquoi ne haranguerait-il pas les amiraux ? Alphonse Daudet disait : « Il doit mettre des cailloux dans ses poches et dans les basques de sa redingote, pour être sûr de ne pas s’envoler ».

Quatre personnes firent son éducation technique ; ce furent, en remontant la hiérarchie : deux lieutenants de vaisseau, d’ailleurs fort intelligents, mais imbus tous deux des doctrines exclusives de l’amiral Aube, MM. Bérard et Fontin ; le commandant Campion, gendre de l’amiral Aube ; et enfin le commandant Bienaimé, qui fut ensuite préfet maritime de Toulon, puis député de Paris. De sorte que Lockroy ne jurait que par l’amiral Aube, déclarait que les cuirassés étaient inutiles et même nuisibles dans la composition d’une escadre, et célébrait partout, d’un air entendu, la nécessité de construire uniquement des torpilleurs et des contre-torpilleurs. Les profanes, ébaubis des leçons qu’il récitait sans trop se tromper, grâce à son excellente mémoire, faisaient « oui, oui, mais certainement oui ! » et ne poussaient pas leur enquête plus loin. Quand Lockroy manquait d’auditeurs, il se rabattait sur Payelle, son secrétaire, ou sur moi, et déplorait l’incroyable aveuglement des adversaires de ce qu’on a appelé depuis « la poussière navale ».

Tel est le pire travers des ministres ignorants et incompé-