Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/494

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boiteux de Missolonghi. Ni l’un ni l’autre ne m’évoquent Venise, ni ne me sont évoqués par Venise. Expliquez cela.

Bien plus fort : il n’y a rien qui me paraisse plus loin de Venise que Ruskin et ses Pierres de Venise. Ce cher insupportable Ruskin sollicite le marbre, comme d’autres sollicitent les textes. Il se donne un mal infini pour découvrir des analogies inexistantes. Son esthétique est, chose horrible, celle d’un pasteur émancipé. Quand je pense à lui, j’évoque le dimanche de la campagne anglaise, un monsieur en lévite sombre qui joue de l’accordéon sur une prairie trop verte, pour faire danser les petits enfants. Je n’ai jamais été de ces petits enfants qu’a fait danser le bonhomme Ruskin. Voyez comme, de ses ouvrages, de ses disciples, de son école, tout charme, toute magie, ont disparu. Quel suintement grisâtre, quelle symbolique de pacotille ! Ils étaient consciencieux et appliqués, je le veux bien, mais c’est l’étonnant Whistler qui l’a dit : « L’application en art est une nécessité, non une vertu ». Et, toujours pour citer Whistler, jamais chez eux le travail n’a su effacer les traces du travail. La vérité, je crois, est que l’œuvre d’art commence par une émotion spontanée, non par une interprétation, et que les sublimes énigmatiques ne mettent point l’énigme en avant.

Celle-ci sort d’une lente contemplation de leurs œuvres. Lors de ce séjour à Venise, nous habitions, dans un palais transformé en hôtel, l’ancien appartement de Richard Wagner. Cependant ni Brangoine, ni Kurwenaal ne vinrent jamais me tirer les pieds.

L’apothéose véritable de Wagner eut lieu l’année suivante à l’Opéra, avec la répétition générale de la Walkyrie. Dans ce rôle adapté à sa voix et à son physique. Mlle Lucienne Bréval, la première artiste lyrique de notre temps, fut incomparable. Après elle, Delmas, en Wotan, recueillit des applaudissements mérités. Mais un autre drame se jouait dans la salle, et dont la signification échappa à la plupart des spectateurs français. La colonie allemande et juive-allemande au grand complet occupait l’Opéra et semblait dire : « Cette fois, ça y est, nous tenons Paris ». Je reconnaissais à la lorgnette les habitués de Territet-Montreux, de Vevey et de Clarens, les boucs, les dromadaires, les puants kamerates des salons Dreyfus, Lazard, Meyer, Seligmann, etc., chacun ayant amené son Berlinois, son Francfor-