Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/495

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tois, son Francforto-Viennois, son Berlino-Triestois, son Boche à nom de ville boche. Tout ce monde communiait en Wagner, et, pendant les entr’actes, discutait en allemand les cours de la Bourse. Les correspondants des journaux prussiens et viennois parcouraient les corridors, chauffaient l’enthousiasme, prenaient des notes sur leurs calepins. Sous le couvert de la poésie, de la musique, du dieu du feu et du thème du sommeil, l’invasion germanique s’installait et très exactement aux premières loges. Il y a de cela une vingtaine d’années, mais j’en eus le sentiment si vif que je le retrouve intact. Au plaisir indiscutable que nous prenions, se mêlait le sentiment d’un danger. Ces gens étrangers et ennemis n’avaient pas encore l’air pleinement satisfaits. Cette soirée semblait être pour eux, non un aboutissement, mais un point de départ. Elle l’était, en effet. Pendant que nous regardions Fricka, Mime et Alberich forgeaient déjà contre nous des munitions chez Krupp et Ehrardt. Issu légendairement de la guerre et de la conquête, l’esprit wagnérien demeure chargé de la rage de guerre et de conquête. Il attire et concentre nettement l’ennemi. Contre cette indiscutable réalité, tous les beaux esprits du journalisme et des salons ne feront rien. Le marmiton de Lohengrin avait raison et les beaux esprits avaient tort. Il y a des engouements suicidaires. La wagnéromanie est de ceux-là. À bas Wagner !

Je termine, sur cette constatation et sur ce cri, la troisième série de mes souvenirs. Avec le quatrième volume, nous entrerons dans une période beaucoup plus troublée, celle de l’avant-guerre, que les terribles événements actuels éclairent de façon saisissante. Je tâcherai d’y apporter le même esprit de sincérité absolue, quant aux hommes, amis ou ennemis personnels, de partialité quant à la France.