Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/50

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repas de mon enfance. Ses humeurs le prenaient comme une colique, mais une colique sans prodromes, en plein dessert à propos de tout et de rien, de l’affirmation de celui-ci, d’un sourire de celui-là. Quelquefois il jetait sa serviette, filait et il fallait qu’on courût le rattraper dans l’escalier. Un autre jour, assis sur le strapontin, dans une voiture découverte, par une fin de jour d’été parfaite, je vois Arène qui se blesse de je ne sais quelle innocente plaisanterie de mon père, qui devient pâle, profère des sons rauques, si bien qu’Alphonse Daudet ordonne au cocher d’arrêter : « Tiens, tu m’embêtes trop. J’emmène Léon. Bonsoir. Quand tu seras calmé, tu reviendras. » Ce fut fait le soir même, et Arène en riant me demanda si je m’étais bien amusé sur mon strapontin, pendant son petit accès de fureur.

À ces agapes félibréennes participaient encore, mais au second plan, Félix Gras, Anselme Mathieu, le peintre Grivolas et un Russe original installé au Chêne-Vert, du nom de Séménoff.

Les poèmes de Félix Gras ne manquaient ni d’inspiration, ni de mouvement, et le chant le Roi Don Pierre monte à cheval avait de l’allure, surtout repris en chœur sur le « à cheval ». Anselme Mathieu possédait un long nez dans une figure immobile et une voix triste ; mais il faisait des vers très délicats, et nous emmenait, de temps en temps, à Châteauneuf-du-Pape. À un moment, il géra, en Avignon, un hôtel où nous descendions pour lui faire plaisir. Grand Dieu, quelle négligence ! Qu’on se rassure, je n’en ferai pas la description. Aussi, comment voulez-vous qu’un poète apporte son attention à maint détail hygiénique ou confortable ! Dès cette époque, Avignon, à cause de Stuart Mill, attirait les Anglais. J’espère qu’aucun d’eux n’est descendu jamais dans le site infernal, négligé par le cher et touchant Anselme Mathieu. Il en eût tiré des conclusions fâcheuses quant à l’incurie des Français.

Au cinquième d’une haute maison dans une longue rue très animée, Grivolas peignait des fleurs et des paysages. De son atelier, on avait vue sur le beffroi d’une église voisine. Il était modeste et timide, et ne s’animait un peu que sous l’impulsion de Mistral et de Daudet. Quant à Séménoff, avec sa voix nasillarde et ses longs récits embrouillés, il servait de tête de Turc à Paul Arène, qui lui montait de formidables bateaux.