Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/514

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notamment à Gambetta et à Alphonse Daudet. Voici une de ses histoires, qui donne l’idée de sa manière : « C’était à Toulouse, aux premiers jours de la Révolution de 48. Un très vieux paysan, ami de mon père, apprenant la nouvelle, se leva de sa chaise en tremblotant, les bras en avant : « La Révolution, la Révolution ! Mais, doux Jésus, où est la guillotine ? » À un dîner en l’honneur du banquier hébreu Bischoffsheim, qui venait de doter d’un télescope l’observatoire de Nice, Hébrard porta ce toast : « Je bois à M. Bischoffsheim et à son don généreux. Qu’est-ce, Messieurs, que le télescope, sinon la lorgnette arrivée ? »

Hébrard était petit, menu, grassouillet, tel qu’un oiselet comestible, et faisait un contraste complet avec Robert Mitchell, grand, blanc, voûté, à la voix sourde, enfumée, qui souvent lui donnait la réplique. Défenseur des principes traditionnels au Gaulois, comme Hébrard l’était au Temps des principes républicains, Mitchell était aussi indifférent qu’Hébrard en matière politique ; mais il gardait une dent solide aux conservateurs, qui avaient employé ses talents très réels, sans lui faire une situation conforme à ses mérites. Alors qu’Hébrard était le maître du plus grand journal du régime et libre de ses mouvements, en outre sénateur et riche d’influences, le pauvre Mitchell était tombé, après bien des avatars, vers la fin de sa vie, dans le dur servage de Meyer, qu’il connaissait et méprisait. Hébrard, généreusement, affectait une grande considération pour Mitchell, qui de son côté lui jetait des regards d’affectueuse envie. Mme  de Loynes, infiniment bonne, s’arrangeait pour que Mitchell eût à sa table une place de « roi de caille » — comme disait mon père — sans cependant trop éveiller la jalousie ombrageuse de son sinistre patron.

Mitchell n’avait pas autant de verve qu’Hébrard, ni autant de pénétration psychologique, mais il pouvait être fort amusant, quand le souci, compagnon des vieillards pas comblés, cessait de le hanter. Lemaître, attentif à la causerie, faisait valoir les bons mots de ce pauvre cher brave homme, les dernières fusées d’un feu d’artifice jadis fameux, et dont commençaient à retomber les baguettes, cependant que Meyer, parcourant les convives de ses yeux blancs, semblait guetter l’occasion propice de diminuer les appointements de son ancien et peu fidèle col-