Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/529

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mêmes des âneries esthétiques de 1865, exception faite pour le clan Gautier, Baudelaire, où le goût, au contraire, paraît avoir été intense et sûr. Comme je défendais Goya et Manet contre ces pauvres et insanes critiques, il faillit me manger cru. C’est un fait que je n’ai pas de veine avec la génération napoléonienne et les napoléoniens. Il y a en moi quelque chose qui les exaspère, les pique au vif, avant même que j’aie ouvert la bouche, alors que leur légèreté me rend malade. Houssaye affirmait que Gérôme avait fait un chef-d’œuvre avec l’aigle géant de Waterloo. J’aime mieux le croire que d’y aller voir. La France en a assez des aigles, ou des bonshommes de bronze, commémorant des défaites. Parlez-moi des symboles de la victoire !

Il faut vous dire que, depuis mon enfance, j’ai vu et fréquenté de bons peintres et contemplé de la bonne peinture. Renoir a fait le portrait de ma mère, qui est un chef-d’œuvre, Besnard celui de mon frère Lucien, qui en est un autre. Carrière celui de mon père et de ma sœur Edmée, qui en est un troisième. Tout jeune, j’ai appris à aimer et à comprendre les toiles flambantes et sages de Manet. Tout jeune, je me suis fait expliquer, par des amoureux érudits de la forme et de la couleur, comme Mirbeau et Geffroy, pourquoi un Sisley est beau et un Clairin est laid. On m’a mené tout jeune au Louvre et à la National Gallery, au musée d’Amsterdam et ailleurs, en me disant : « Ceci est magnifique et voilà pourquoi ». J’ai eu comme compagnon de jeunesse Georges Hugo, qui a le flair de la belle peinture, comme un chien de chasse a le flair du gibier. J’ai écouté Forain et profité de ses leçons. J’ai écouté Whistler et « monsieur Degas ». Aussi le grand-papa Gérôme, tranchant et absurde en ses jugements, me tapait-il sur les nerfs comme un tambour. J’avais envie de lui crier, en lui montrant sa Tanagra sur la cheminée : « Mais regardez donc votre navet !… »

Lemaître n’aimait guère la peinture, ni la musique. Il le reconnaissait volontiers. Personne n’est universel et l’encyclopédie est une sottise à l’usage des classes du soir. Aussi, quand la causerie venait sur ce sujet-là, tournait-il, en écartant les bras, autour de la table au café, avec ces petits bougonnements si gentils, qui traduisaient chez lui l’impatience : « Et vous, monsieur Lemaître, que pensez-vous de Claude Monet ? —