Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/539

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Depuis qu’il était devenu un pauvre type, sans influence et sans argent, les directeurs de journaux saisissaient le premier prétexte venu de se débarrasser de sa prose. Seul Drumont lui était demeuré pitoyable. Meyer l’avait balancé sauvagement. Aussi Thiébaud le haïssait et devenait vert quand il l’apercevait. De même Judet l’avait chassé de l’Éclair, à la suite d’un article sur les allumettes chimiques, que le falot personnage avait jugé susceptible de lui attirer de gros ennuis ! La vérité est que Meyer comme Judet redoutaient l’œil et la vieille expérience de Thiébaud et ne tenaient pas à ce qu’il mît le nez dans leurs manigances politiques.

Ernest Judet a deux mètres de haut et il est large à proportion. Été comme hiver, il est pantalonné de drap militaire et muni de cette prolongation de l’étoffe sur la chaussure qu’on appelait autrefois « pieds d’éléphant ». Il se tient devant la cheminée, les mains au fond des poches, les jambes écartées et l’on aperçoit, dans le compas, la pendule et les flambeaux. Sa tête est petite, tenant de la fouine géante et du Scandinave d’eau douce, imberbe, moustachue, tondue de près, avec un regard de mauvaise humeur, plissé sous le lorgnon, et deux grandes oreilles. Il bredouille en parlant, dit « xiste pas » pour « ça n’existe pas », « bsurde » pour « absurde » et « dménager » pour « déménager ». Il est l’animal le plus fat de la création, bien avant le dindon et le paon, convaincu qu’il sait tout, qu’il dompte tout, qu’il a tout lu et que l’univers tremble devant lui. On l’entend répéter : « Un tel m’adore… Il ne peut rien sans moi… » Il jongle avec les ambassadeurs, subjugue les princes et décide du sort des États. Mais au fond c’est un grand diable gauche, timide, assez craintif, habile de sa plume comme d’un manche à balai, pas bon, pas intelligent, intempestif, rancunier et pas mal roublard. Je ne connais personne de si inconsciemment comique.

Lemaître et lui se tutoyaient, ayant été condisciples à Normale. Lemaître racontait que, de temps en temps, Judet, ayant de la force à dépenser, menait ce qu’il appelait un « barbare », se répandait à travers les corridors et vestibules de l’illustre maison de la rue d’Ulm, défénestrant et brisant les statues de plâtre et les chaises. C’est à peu près la besogne qu’il a continué d’accomplir dans les feuilles infortunées dont il a assumé la