Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/557

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Aucun abri, les fauteuils étant rangés en cercles devant la cheminée et les encoignures libres. D’Avenel, à peine entré, guignait Costa et commençait à le pourchasser, tel le vautour liant sa proie géométriquement, d’abord dans le cercle, puis dans les angles. Les gens s’écartaient lâchement devant les gilets et le rire crachoté du vicomte, à la poursuite de son marquis. Une fois maître de sa victime, le compte-navets de la Revue des Deux Mondes ne la lâchait plus, l’engluait, la dépeçait lentement. On entendait les petits cris de douleur de Costa. C’était affreux. Le perpétuel candidat académique croyait de cette façon gagner une voix. J’avais conseillé à Costa de Beauregard, pendant que le vicomte bomberait le torse, une sournoise piqûre d’aconitine sous le sternum de soie ocellé. Il hésita devant un tel forfait, cependant si légitime, et préféra quitter ce monde terraqué.

Pour faire visite à Mme de Loynes, Faguet endossait une belle redingote noire, comme pour un duel au pistolet ; il avait le cou noir, un liséré noir, laissé par son chapeau, sur le front, les doigts gris et les ongles noirs, une paire de gants de fil ternes à la main, des croquenots d’asile de nuit. L’entrée de cet olibrius provoquait un certain émoi. En hiver, il se mettait devant la cheminée, relevait ses basques, et le rôtissage de ses reins et de son torse dégageait bientôt une odeur nullement désagréable, appétissante même, telle que d’un vieux dindonneau. De temps en temps, d’une griffe alerte, il relevait son gilet et se grattait le nombril. Lemaître, plein d’indulgence pour le solitaire de la rue Monge, affirmait que c’étaient là les mœurs du XVIIe siècle et que nul bon Français ne devait s’en effaroucher. Dans cette demeure, où la conversation ne chômait guère, Faguet se taisait volontiers ou, de sa voix pâle, lâchait une blague incompréhensible. Il paraissait en somme intimidé. À table, il avalait pêle-mêle le contenu de son assiette, puis, passant un doigt dans sa bouche, nettoyait son sillon labiogingival, afin de donner aux autres, sans doute, une leçon de propreté. On le sentait constitué d’une multitude de petites coutumes dégoûtantes, mais sybaritiques, par lesquelles il se maintenait en santé et en tourment.

« Oui, oui, sans doute, disait Coppée, c’est un brave gars. J’aime mieux ne pas assister à sa toilette.