Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/561

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Pendant le dîner, il avait été question de duels anciens et récents, notamment de la rencontre au pistolet de Déroulède avec Jaurès, et naturellement le fantoche Arthur « Meilleur », seigneur du Gaulois, duc de la main gauche et prince de la frousse, était venu sur la sellette. De sorte que son arrivée soudaine, dans une réunion encore retentissante de ses exploits à l’envers, provoqua une douce hilarité, à laquelle il ne comprenait rien. Aussitôt, grattant son nez et tapotant ses favoris clairsemés, il se mit à rire aussi, ce qui porta l’allégresse au comble. Lemaître eut ce mot charmant : « Consolez-vous, Meyer, si ce n’est pas encore la gloire, c’est quelque chose qui lui ressemble beaucoup ». Mais comment exprimer la malice de l’accent et du regard ! Ah ! cher Lemaître, quelle tristesse de songer que nous ne l’entendrons plus que par le souvenir !

Afin d’éviter de donner une impression fatigante et kaléidoscopique, je n’ai pas énuméré tous ceux qui venaient avenue des Champs-Élysées. Car, en dehors des habitués, il y avait les accidentels, les épisodiques, les amis des amis, ceux qu’attiraient la réputation et le prestige de la maison, qui se faisaient présenter, d’autres que, pour une raison ou une autre, on ne revoyait plus. Beaucoup d’ambitieux sans intérêt, après deux ou trois visites, se rendaient compte qu’il n’y avait rien à frire, que le mérite ou l’agrément comptaient ici plus que l’intrigue. La merveille de ce salon, c’était l’équilibre harmonieux de retenue, de bienséance et de liberté, de spontanéité qui y régnait, c’était l’épanouissement des talents et des personnalités, c’étaient le fondu, l’unité de tous ces éléments si divers. Certaines rencontres très divertissantes n’étaient possibles que chez Mme de Loynes. Elle seule savait atteler les caractères disparates et faire coopérer des forces divergentes. Sans elle, jamais telles préventions ne seraient tombées, jamais telles affections ne se seraient nouées, jamais telles histoires ennuyeuses ne se seraient arrangées. Elle était un centre, une impulsion, un bienfait. Cela se vit à sa mort, en janvier 1908, où chacun tira de son côté, où tout le groupe s’éparpilla. Cette femme incomparable et bonne avait le génie de l’amitié. Il y avait en elle l’étoffe double d’une charmeuse d’âmes et d’un grand politique.

J’ai indiqué que ni elle, ni Lemaître, si fins juges en littéra-