Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/562

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ture, n’entendaient grand’chose à la peinture. Aussi la découverte, par Houssaye, Brunetière et quelques autres, du peintre prestidigitateur hongrois Bérény, fit-elle avenue des Champs-Élysées une espèce de révolution. Ce Bérény était un petit homme blond, barbu, bizarre, assez agréable, d’une souplesse extrême, comme il en saute quelquefois des plaines du Danube dans les salles à manger et les salons de Paris, une sorte de Munkacsy numéro deux. Mais alors que Munkacsy était un grand vieux magyar siffloteur, cousu d’or et donnant à dîner, par ordre alphabétique, à une foule de gens — la chère et les vins exquis faisaient passer les toiles décoratives — Bérény était un pauvre bougre, qu’on sentait posséder tout juste de quoi s’acheter un habit et une palette. Ignorant tout de son art, il avait ce don horrible de la ressemblance sans plus, qui est la caractéristique du non-peintre. Il ne lui fallait pas plus d’une demi-heure, pour camper sur une toile un bonhomme de pied en cap — tel qu’en lui-même enfin la banalité le change — au milieu de ses accessoires ou animaux familiers. Cette faculté, empruntée aux portraitistes en cinq minutes des devantures de cafés de nuit, avait ébahi Henry Houssaye, naïf et pétulant comme un siphon d’eau de Seltz, et cet extravagant Brunetière, qui n’avait ni goût, ni œil, ni palais, ni oreille, ni sens tactile, marchait la tête en bas, jugeait avec ses pieds et passa vingt ans pour un critique. Incité par ces juges falots, Lemaître posa pour Bérény, qui fit de lui une tomate à la fraise, écrasée dans les traits pour traits d’un minutieux décalque de physionomie. En suite de quoi, une vingtaine d’académiciens des diverses classes de l’Institut et deux cent cinquante personnes de la société commandèrent leurs images à Bérény, lequel, au bout de six mois, put faire en plein Paris une exposition de deux cent cinquante tableaux.

Cela se passait avenue des Champs-Élysées, dans je ne sais plus quelle galerie de Fœmina ou d’Excelsior. Les admirateurs du nouveau génie s’étaient cotisés pour offrir un buffet aux critiques, convoqués et vacillants entre la stupeur et la rigolade. Je crois bien que c’est Arsène Alexandre qui me demanda si nous faisions une charge d’atelier. Je lui répondis que non, que c’était sérieux. On n’imagine pas la folle laideur, l’épouvante de ces figures, brossées comme des maquettes de décor,