Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/575

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et de ces vins fabriqués. Dans la soirée, Mme  une telle, de l’Opéra, presque aphone, est venue chanter faux une insipidité du maître Massenet, au milieu de l’inattention générale, etc. » Ça, à la bonne heure ! Ce serait divertissant et exact à la fois. Quand on pense qu’au fond des provinces, il se trouve des jeunes filles pâles et des vieilles filles jaunes pour lire, avec conviction, les tartines Fleury du Gaulois et regretter de n’en être pas ! On songe au bal du château de la Vaubiessard, dans Madame Bovary.

La critique dramatique était représentée au Gaulois par le papa Duquesnel, l’anecdote théâtrale par Frédéric Febvre. Le papa Duquesnel, aux yeux malins, à la bouche fine, ressemblait à un vieux jardinier, qui aurait oublié son panier à légumes. Ancien directeur de théâtre — période dite des « Danicheff » à l’Odéon — au courant de tous les potins de coulisses depuis 1860 et au delà, bon camarade, tutoyé par cinquante actrices de tous âges, il n’avait aucun sens critique, aucun jugement, ni aucun goût. Il écrivait à coups de clichés, usant de tournures invraisemblables pour célébrer les mérites de celui-ci ou de celle-là, pompier comme on ne l’est pas et d’une bêtise à faire pleurer. Mais quel brave homme, quelle gentillesse, quelle insouciance heureuse ! Les événements étaient pour lui en carton, comme les poulets de la Comédie-Française, les vivants des figurants et les meubles des toiles peintes. Il se promenait dans l’irréel avec sa chère bonne figure carrée et pâlichonne, ses vaines appréciations, les mains dans les poches de son paletot, les yeux sur la herse ou le deuxième lointain, et l’oreille au souffleur. Afin de lui faire plaisir, je lui demandais son avis sur tel ou tel auteur, telle ou telle pièce. Il me le donnait longuement, consciencieusement, mais je n’étais pas forcé de l’écouter. Le passé avait pour lui un attrait invincible. Il avait connu Fargueil, Desclée, Croizette, les sœurs Brohan, il chérissait leurs attitudes enfuies, le son disparu de leur voix. Il s’animait en parlant d’elles et je m’imaginais toujours que, de ses poches fébrilement secouées, il allait tomber des petits pois et des carottes.

— Aurons-nous des melons cette année, papa Duquesnel ?

« Ah ! si vous aviez entendu son « Pouah ! », si vous aviez vu le geste de son mouchoir ! « Le lendemain matin, à huit heures