Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/587

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écrivains, sans rentes, ni particules, dont il ne redoutait pas, en cas d’incartade, une sévère leçon.

Ce ne sont pas cependant les leçons qui lui ont manqué — juste ciel ! — assénées, dans des circonstances mémorables, par Monseigneur le Duc d’Orléans, par Léon de Montesquiou, par Jules Lemaître. C’est une question de savoir comment ce vaniteux chasse, avant de s’endormir, chaque soir, le souvenir de pareilles avanies. « Inéducable, incorrigible », ainsi le définissait le cher Lemaître, qui d’ailleurs était partagé, à son sujet, entre le mépris et le rire. Le phénoménal directeur du Gaulois est en effet une viande à deux goûts.

Nous sommes en 1906, par une jolie soirée, encore fraîche, de la fin d’avril. Ce sont les élections, les bonnes élections tant annoncées, tant prônées par les conservateurs et les libéraux, notamment par Arthur Meyer et par Judet. La Ligue de la Patrie française n’existe plus que nominativement. Syveton est mort. Dausset s’est spécialisé dans les austères études du Conseil municipal. Lemaître a rejoint Maurras. Le pâle troupeau des salonnards est ramené à la vieille « tactique », d’où sont sorties pour lui tant de déceptions. Au balcon du Gaulois est installée une sorte de lanterne magique, qui fonctionne mal et par intermittence, montrant des binettes trop connues, coupées en deux par la lentille, ou déformées par l’éclairage. Arthur a convié dans sa rotonde plusieurs personnalités du monde bien pensant. La conversation est générale, moins vive mais plus diffuse qu’en 1902. On parle bas, comme chez un mort. Il y a là des familles de candidats blackboulés, roulés dans la farine et la friture, auxquelles chacun offre ses condoléances, comme s’il s’agissait d’un deuil inopiné. On entend des chiffres et des mots : « Pointage… c’est un grand malheur… deuxième tour… se rattrapera… supercherie indigne… ballotté… ballottage… A menti… J’en suis malade… Ne m’en parlez pas… Commettre une imprudence… Faire le jeu de l’adversaire… » Meyer, très digne, resplendissant, penché, a pris la mine et le maintien d’un appariteur des pompes funèbres. De temps en temps il répète lapidairement : « Sursum corda !… Rien n’est perdu… En politique, il faut tenir ».

Je suis allé retrouver Mitchell, qui tousse, enrhumé, dans son bureau. Il est en train de se raconter, le bon Mitchell, devant