Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/606

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guère cours. Elle feignait d’entrer dans mes vues sinon dans mes espérances. Mais, où nous nous retrouvions pleinement d’accord, c’était devant ces grands problèmes de la vie psychologique et morale, qui n’ont jamais cessé de me préoccuper et auxquels « Fœmina » apporte le même intérêt passionné que moi.

Car sa curiosité intellectuelle est infinie et va des choses de la médecine à la configuration des sociétés et des races, en passant par la musique, la peinture, la conjonction du style et du tempérament. Elle a écrit, sur l’âme anglaise, des pages que le premier critique littéraire de notre temps, j’ai nommé Mme Fitz Herbert Ruxton — Française mariée à un brillant fonctionnaire anglais — m’affirme n’avoir jamais été égalées. Quand je donne ce titre de premier critique littéraire de notre temps à Mme F. H. Ruxton, je sais ce que je dis. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire le volume qu’elle a consacré à la Dilecta de Balzac et qui a paru chez Plon. Donc « Fœmina » appartient à la très rare catégorie des femmes écrivains qui sortent d’elles-mêmes pour s’intéresser aux autres. Elle arrive à s’en oublier complètement. Je ne sais si elle me pardonnera d’esquisser de sa haute valeur un portrait cependant bien pâle et presque effacé, eu égard au magique modèle.

Magie, potentiel, irradiation des êtres, appelez cela comme vous voudrez. Admis par un froid après-midi d’hiver, il y a de cela dix-sept ans révolus, à l’audience de cette jeune femme discrète et puissante, je suis sorti de chez elle émerveillé. Elle ne m’avait posé aucune question, je ne lui en avais posé aucune et nous étions mutuellement fixés sur nos jugements les plus secrets, sur notre façon de lire le peu d’univers permis à la fièvre de l’écolier humain. Je crois bien que, pendant cinq ans, à travers une foule de travaux et d’occupations, je lui ai écrit tous les deux jours. Cependant je n’aime pas à écrire des lettres. Articles et livres suffisent à mon activité.

Je me rappelle aussi un de mes premiers dîners à ses côtés. Absorbé dans des pensées lointaines et moroses — ainsi qu’il arrive aux plus gais — je n’ouvris la bouche, paraît-il, que pour redemander du filet de bœuf. Sans doute était-il excellent et l’animal gourmand réveillait-il ainsi le convive assoupi. Une fille d’Apollon, qui se trouvait là, m’a raconté depuis qu’elle