Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/631

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toujours dans des circonstances lumineuses et chaudes. Ce sont sans doute mes origines méridionales qui veulent cela. Ainsi pour Vivier : c’est la Touraine, par la fin d’août en plein midi. Nous déjeunons dans une auberge des bords de la Loire, sous une tonnelle, à Montlouis. Le vouvray rit dans les verres et la matelote est onctueuse et vineuse dans son plat. Le Sorcier parle, comme il sait parler, des avertissements mystérieux, des intersignes, de ce qui légitime les superstitions. Nous l’écoutons avec ravissement et, tout à coup, passe sur le fleuve, comme un coup de brise, une sorte de longue et indéfinissable plainte, telle que d’une sirène échouée.

Encore le soleil : à Héricy, cette fois en septembre. Nous longeons la Seine. On aperçoit la barque du passeur. Vivier connaît cet homme et aime à converser avec lui. Il le compare à Caron, nocher des Enfers. Suit une extraordinaire improvisation de ce poète de la pathologie, sur les maux entassés dans la nef inéluctable, sur « le contraire de l’arche de Noé », comme il l’appelle.

Enfin et peu de mois avant sa disparition, je me bats à l’épée, à la Grande Roue, avec un excellent tireur, bien découplé, André Legrand. J’ai l’astre étincelant juste dans l’œil et la pointe de l’arme adverse scintille de la façon la plus gênante. Halte ! C’est la pause. Vivier, violemment intéressé, resplendissant de jeunesse et d’entrain, me prend le bras, incline vers moi sa barbe blonde : « Cher homme, jusqu’ici tu as donné beaucoup de fer. Amuse-toi donc un peu à dérober, tu te fatigueras moins ». Le conseil était bon et je le suivis, ce qui ne m’empêcha pas d’être touché légèrement à la reprise. Il m’assistait fraternellement dans mes duels, quelles que fussent ces jours-là ses occupations, me prévenant « qu’en aucune circonstance il ne me laisserait glisser de l’autre côté ». Le fait est que sa présence, son sourire et son habileté opératoire, aussi grande que sa vision médicale, m’inspiraient une complète sécurité. Quand on me demandait : « Quel est ce monsieur de si belle allure ? » je répondais : « Ce monsieur, c’est de la santé, du salut en bouteille. » C’était exact. Il y avait en lui de l’élixir, de l’essence de vitalité.

Je ne l’ai jamais vu en colère, ni de mauvaise humeur, ni morose. Il méprisait les imbéciles et les méchants, avec une