Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/636

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
624
SALONS ET JOURNAUX

assez prompte à punir les méchants et à récompenser les bons. Il aimait à se plaindre de la destinée, qui lui avait donné la plus juste gloire, mais de mauvais yeux et des rhumatismes. Il redoutait qu’on « attentât à son cerveau », c’est-à-dire qu’on pesât sur ses avis et sur son penchant, ou qu’on entravât sa liberté de jugement, qui était complète et irrémédiable. Il pouvait être bienveillant et implacable. Il était d’une haute courtoisie vis-à-vis des femmes. Il avait la passion de l’héroïsme, sous toutes ses formes et dans tous les temps. Il savait tout ce que peuvent donner le contact des gens et la fréquence des bouquins. Il avait énormément de vie intérieure.

Partant, le mystère comptait à ses yeux. J’ai déjeuné chez lui avec Mme de Thèbes, trop tôt disparue, excellente observatrice avec des parties d’intuition, mais somme toute peu divinatoire, au lieu que Mme Fraya, par exemple, lit couramment dans l’avenir. Drumont était taquin, de cette taquinerie dont Hugo a dit qu’elle était la méchanceté des bons. Il blaguait gentiment la chiromancie, sans appuyer et par apologues, selon son habitude. Mme de Thèbes lui donnait la réplique avec esprit. Une autre fois, le vieux Dr Fabre, l’ami de Dumas fils, si vif et impétueux sous ses longs cheveux blancs, nous palpa le crâne, les mollets, les pectoraux, rendant l’oracle d’après les saillies des os et des muscles, avec une éloquence de magicien. Quel semeur d’idées ! Le « cher patron » — c’était le surnom familier du directeur de la Libre Parole — écoutait ce discours, semé de vues géniales, avec un bon sourire, renversé dans son fauteuil d’Aubusson, le cigare à la main. D’un mot, il mettait en valeur la verve sagace du prodigieux vieillard : « Ah ! voilà qui est joliment bien, mon cher ami… Léon, retenez ça et vous aussi, mesdames ! » Puis, l’air content, il se levait, allait écendrer son cigare, prenait un petit verre, le regardait de près, le dégustait à courtes lampées, prolongeant, par sa rêverie personnelle, le verbe inspiré de son hôte.

Que de fois je suis tombé chez lui le matin, pour lui parler de l’article que je projetais, de cet article du dimanche où avaient échoué, avant moi, plusieurs journalistes, notamment Mme Gyp, à cause du jargon fatigant qu’elle prêtait à ses personnages, juifs ou non-juifs ! Quelquefois « monsieur était là » et j’entendais bientôt un pas appuyé, dans l’escalier, qui me