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« LA LIBRE PAROLE »

de combat les connaît toutes, a tout vu et tout entendu et devine d’avance, rien qu’à la mine et au premier mot de l’interlocuteur, ce qui va suivre. J’admirais son sens des perspectives, de l’importance des gens et des renseignements, sa mise au point, toujours raisonnable et pondérée, de tant d’événements et d’épisodes déraisonnables et son merveilleux équilibre. Il ne commençait à se fâcher que quand l’un ou l’autre de ceux du dehors le ramenait aux débats intérieurs, au mic mac Devos-Méry, à l’embrouillamini du fastidieux Guérin : « Veuillez, mon cher monsieur, vous mêler dorénavant de vos affaires. » Cela dit d’un ton qui enlevait l’envie d’insister. À huit heures moins le quart, le patron tirait sa montre, averti par les tiraillements de son estomac, et faisait donner ordre à sa voiture d’avancer sous la voûte. Lui parti, on avait l’impression que la solitude tombait sur le journal, que le génie moteur avait disparu.

Chaque 31 décembre, sur le coup de onze heures du soir, tous les collaborateurs, amis de la maison, camarades, toute l’équipe de l’imprimerie, venaient fêter, le verre en main, la nouvelle année. Les locaux étaient brillamment éclairés. L’enseigne lumineuse tricolore marchait à fond. Devos faisait disposer les bouteilles de Champagne sur une grande table, dans le salon de réception. Drumont prenait la parole et définissait la situation politique. Un d’entre nous lui répondait. Coppée, venu frileusement de sa lointaine rue Oudinot, où je le reconduisais ensuite, à la façon d’un premier vicaire, récitait un sonnet tout flambant neuf, composé à cette intention. Je me rappelle notamment la pièce vengeresse « 1902 », applaudie avec enthousiasme par toute l’assistance. Ces petites fêtes avaient un caractère réellement familial, auquel ne manquaient même pas les sourds mécontentements et l’atmosphère de dispute latente, qui déparent trop souvent les réunions de famille. Je soulevai l’indignation du clan Méry-Papillaud le jour où je prononçai, dans un petit topo, le nom de Devos. Cela m’était parfaitement égal. Il y a une réelle volupté à ne pas prendre parti dans les disputes qui ne vous regardent pas.

Méry rédigeait, à côté de la Libre Parole, une innocente petite revue, assez bien faite, ma foi, qui s’appelait l’Echo du merveilleux. On y lisait des histoires de fantômes, de tables