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SALONS ET JOURNAUX

que Déroulède était né estradier, comme disait mon père, agitateur et tribun, Drumont était né historien, sociologue et romancier. Des circonstances exceptionnelles l’avaient entraîné peu à peu dans l’action.

Psychologiquement je pense que ce fut un homme unique, marqué du destin, tout chargé de connaissances et d’intuitions, chez qui la connaissance aboutit, par quelque voie souterraine à une sorte de prophétisme. Une irrésistible sincérité le poussa, vers l’âge de trente-cinq ans à confesser sa foi et sa race. Il se sentit empêché, gêné aux entournures par des puissances d’argent, liées elles-mêmes à une race différente. Nouvel Hercule, il voulut faire éclater ces barrières, qui n’étaient autres que celles de la finance cosmopolite, et il s’y employa tout entier. Lutte épique, aux tournants grandioses, parmi un concert d’approbations et de cris de rage, auquel se mesure l’avancée du combattant. Sa grande force fut de comprendre l’importance des personnalités, des figures, des exemples concrets et saisissants, de ne pas se limiter aux idées et notions, d’avoir les deux pieds dans le réel, de faire toucher, voir et sentir. En même temps il fut un grand artiste, il sut jouer de contrastes d’ombres et de lumières, et certaines pages de ses livres brûlants respirent une paix heureuse, quasi champêtre. L’églogue y vient tempérer la satire. La voix des cloches et des souvenirs familiaux y domine les clameurs irritées. Il a inventé, dans la littérature, une couleur d’or sombre, de châsse, de reliquaire dans la nuit, qui lui appartient en propre, qui fait qu’une phrase de lui ne saurait être attribuée à aucun autre. Il descend au fond des sociétés, il en rapporte des vues puissantes. La manie des comparaisons l’a fait rapprocher de Veuillot. Mais je le mets fort au-dessus de Veuillot, chez qui persistent l’application et l’apprêt. Veuillot imite ceux du XVIIe siècle. Drumont, nourri du XVIIe, pense, écrit, s’irrite, s’apaise en Drumont.

La génération dont je suis, et qui est aussi celle de Maurras, de Barrès et de Claudel, a été fortement impressionnée par Drumont. Tout ce qui se rapproche de la tradition, sans vouloir des fadeurs ni des fadaises du monde conservateur et bien pensant, relève plus ou moins de sa vision et de son œuvre. Il a aiguillé jusqu’à ses adversaires, contraints de le combattre