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« LA LIBRE PAROLE »

J’allais oublier un spectre, mais parfaitement, un vrai spectre, dont on avait l’impression qu’il laissait ses chaînes au vestiaire, qui avait été autrefois quelque chose dans le gouvernement, section des Beaux-Arts, et répondait au nom d’Edmond Turquet. C’était un excellent vieillard, lent et muet. Il mettait une minute à prendre son verre, une minute à en boire le contenu, une minute à le reposer. Chacun lui témoignait beaucoup de déférence, car il était, je crois, un des fondateurs de la Libre Parole ; mais lui promenait sur l’assistance des yeux blancs et vides, tels que d’un aveugle. Ce nom de Turquet, ce diminutif dans la cérémonie du Bourgeois gentilhomme, ne lui allait pas du tout. Le hasard, qui fait mal les choses, me plaça une fois à côté de M. Turquet. Il me prit sans doute pour mon oncle Ernest Daudet, car il me parla, tout le temps du repas, du duc Decazes, m’interrogeant sur ses mœurs, ses habitudes, ses fréquentations. Je répondis de la façon la plus détaillée, ignorant tout de ce noble personnage et de son rôle diplomatique, mais improvisant maintes circonstances à son actif, afin de ne pas désobliger mon vénérable voisin de table, qui me questionnait avec méthode :

« Enfin le duc Decazes était-il, ou non, en bons termes avec Chaudordy ?

— Je crois qu’il l’aimait bien, mais qu’il ne voulait pas le lui laisser voir, par un raffinement de diplomatie. »

Cette réponse rendait rêveur M. Turquet, qui hochait gravement la tête.

Parfois un événement politique ameutait la foule des boulevards sous les fenêtres de la Libre Parole. Le concierge fermait la porte de la maison. Les gens criaient : « Vive Drumont ! », sur l’air des lampions, et les clameurs redoublaient quand le patron — qui savait ce que vaut l’aune de la popularité à Paris — consentait à paraître un moment au balcon. Mais on peut dire que ce remueur d’idées et de masses était rebelle aux exhibitions et aux boniments. C’est même une chose curieuse que le contraste entre la bagarre que fut la moitié de son existence et son amour de la tranquillité. On avait l’impression qu’une force supérieure, providentielle, l’avait pris par le bras, arraché à sa bibliothèque, à son existence paisible, et conduit, tout rechignant, sur le Forum. Alors