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SALONS ET JOURNAUX

de la famille Rostand, proverbiale chez Weber, est encore contestée dans quelques milieux littéraires, aristocratiques et bourgeois. Une élection académique ne produisait aucun effet sur Charles ni « monsieur Chantepie », alors qu’elle met en rumeur, à Paris, une cinquantaine de perruches, de perroquets, de merles et de bécasses, et qu’elle ébouriffe leur volière.

Je pose cet axiome : le café défait les gloires d’antichambre et de salon. Le salon ne défait pas les réputations consacrées par le café. Je suis certain, en parlant ainsi, de faire tressaillir de joie les mânes de Paul Arène et de Monselet. Les Goncourt eux-mêmes, qui débinèrent le café et le sacrifièrent à l’impériale barbification de la princesse Mathilde, étaient bien contents de se détendre et de soulager leurs humeurs au dîner Magny. Aucun des habitués de Weber n’eût supporté cinq minutes Claudius Popelin, le général de Galliffet, ni, plus près de nous, le vicomte d’Avenel, Gabriel Hanotaux ou Victor du Bled. Le mufle de café se présente sous un aspect moins poncé, savonné et verni, que le mufle de salon ; il garde ses angles, ses luisants et ses pointes, il s’entend dire fréquemment, tel le triomphateur romain : « Vous êtes un mufle ». L’esprit véritable est exigé au café et payé aussitôt en rires sonnants et trébuchants, alors que trop souvent l’esprit de salon n’est qu’un faux semblant, qu’une pacotille fade, approuvée, propagée, prolongée par des sourires contraints et conventionnels. Pas plus qu’une fausse pièce, un faux talent n’a cours au café. En bref, le café est l’école de la franchise et de la drôlerie spontanée, tandis que le salon — sauf chez une Mme  de Loynes ou une « Fœmina » — est en général l’école du poncif et de la mode imbécile. Le café nous a donné l’exquis Verlaine et le grand et pur Moréas, le salon, Robert de Montesquiou et je ne sais combien de Muses inutiles ou comiques. Je me représente assez bien l’Immortalité sous la forme d’une dame de comptoir, adressant à quelques clients de choix de petits signes pleins de bienveillance.

Vers 7 heures et demie arrivait chez Weber un jeune homme pâle, aux yeux de biche, suçant ou tripotant une moitié de sa moustache brune et tombante, entouré de lainages comme un bibelot chinois. Il demandait une grappe de raisin, un verre d’eau et déclarait qu’il venait de se lever, qu’il avait la grippe,