Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/70

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sauras pas « Léon, tu nous embêtes et tu ne l’ignoreras pas ». Il avait fait les vers suivants, que je gaze et modifie un peu, à cause des dames :

Cladel vit refuser son roman « Poil du nez »,
Que le Rappel donna de Ventôse à Frimaire,
Par Charpentier, Hetzel et Marpon étonnés.


moralité

Où peut-on être mieux qu’au sein du bon Lemerre !

Les inventions effroyables de Cladel, qu’il appelait « la commère tragique » transportaient de joie François Coppée et il le poussait à les détailler, à les corser, à ajouter d’horribles détails, fœtus bouillis et dépecés, enfants trucidés par des confrères, scélératesses et perversités sans nom :

« Alors vous êtes certain, Cladel, qu’ils avaient étouffé le pauvre petit être dans un tiroir… ?

— Certaing, tout à fait certaing, j’ai vu le tiroir rempli d’os et de sangue… » répondait Cladel, les yeux écarquillés, peignant ses longs cheveux de ses grands doigts aux ongles noirs.

Une autre fois, Cladel racontait qu’un directeur de journal était venu lui proposer une collaboration, « avec de l’or plein un chapeau ».

— Vous êtes sûr — demanda Coppée — que ce n’était pas plein un pot de chambre ?

D’ailleurs ce lyrique des petites gens, excellent, simple et savoureux comme le pain, se mettait en quatre pour obliger ses confrères malheureux, placer les manuscrits, obtenir des avances d’argent, des prix académiques, des décorations. Sa conversion fut le parachèvement d’une existence toute de douceur et d’angélique charité. Il fallait le voir donner à un pauvre dans la rue, ou dans sa petite antichambre rue Oudinot. Si naturellement noble et fier, il était de plain-pied avec tout le monde. Il racontait les belles actions d’autrui avec une émotion fraternelle et son œil railleur se mouillait quand il parlait du sublime dévouement de Mlle Read auprès de Barbey d’Aurevilly. Nul plus que lui n’avait horreur du cabotinage. Nul ne chérissait davantage les travers des cabotins, leurs habitudes, leurs manies, cette veine inépuisable de comique.