Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/85

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s’être assuré que M. Regnoul lui avait retenu une place de coin, Burdeau insista : « La politique, c’est le grand art, ars magna, songez-y. Je ne vous ferais pas cette proposition, si je ne me sentais le pied solide. Mes amis et moi sommes maintenant sûrs d’occuper le pouvoir, avec des alternatives, pendant une longue durée. Réfléchissez-y. Vous me répondrez en octobre. »

Je ne le revis plus. L’apparition et le succès de la France juive le mirent hors de lui, et la publicité donnée alors à l’amitié de mon père et de Drumont dut lui rendre moins sympathique le nom de Daudet. Or Drumont, dès cette époque, était certainement renseigné sur Burdeau. Mais philosophe, et indulgent aux erreurs d’autrui, il n’avait jamais cherché à m’enlever mes illusions quant à un homme qui m’était cher.

Burdeau en somme inaugurait un genre qui s’est perfectionné depuis : celui du professeur à visées politiques, pour qui la chaire n’est qu’un passage et l’enseignement un poste d’attente. Par là il se distinguait tout à fait de mes autres professeurs de Charlemagne et de Louis-le-Grand, des Laguesse, des Devin, des Rouzé, des Maynal, des Boudhors, des Salomon, des Jacob, uniquement absorbés par leur noble métier, la formation des jeunes esprits. Quels hommes admirables ! Professeur de quatrième B à Louis-le-Grand, vieux et déjà infirme, le papa Maynal, revêtu de sa toge dès six heures du matin en hiver, faisait, à la lueur d’une bougie, répéter le concours de récitation à ses élèves. Latiniste de premier ordre, Boudhors a formé quinze générations d’écoliers, leur a ouvert les humanités et la haute culture. Les Hatzfeld, les Durand, les Jacob, les Merlet ont laissé un souvenir impérissable à tous ceux qui ont profité de leurs hautes leçons. S’il eût été plus sage et moins ambitieux, le fils du canut lyonnais aurait laissé une mémoire aussi respectée, loin des souillures et des outrages du parlementarisme. Car, pour l’intelligence et la puissance du travail, il était certes à mille coudées au-dessus d’un Goblet, d’un Lockroy ou d’un Freycinet. Je pense que la rencontre du financier Donon joua dans sa destinée un rôle funeste, celui du tentateur. La fréquentation des grands juifs l’acheva. Il n’y a pas que dans le second Faust que le démon aveugle ceux qui lui demandent la clé des richesses.

La maladie et la mort de Gambetta avaient laissé la popula-