Page:Léon Frapié - La maternelle, 1904.djvu/342

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de leur destinée et leur image hallucinante m’attirait comme dans un trou : je serais tombée, si je n’avais précipitamment continué ma marche.

Et voici l’impression en quelque sorte matérielle, survivant à chaque apparition : ma chair se séparait du quartier, ma personnalité se retirait d’un milieu qui n’était pas le sien, je retournais par aspiration naturelle vers ma classe d’origine.

Dans une rue, j’ai été offusquée de la teinte uniformément rousse des devantures de boutiques, ce rouge de vieux sang me crispait ; j’ai voulu me planter devant les affiches du concert Mélino, j’ai lu tout haut des noms d’acteurs… la petite Irma… Soudain, j’ai eu la vision de la petite Doré : je la rencontrais, avec un cabas au bras où se dissimulait à moitié une bouteille contenant un liquide verdâtre.

— Qu’est-ce que tu apportes là ?

— Du lait, Rose.

Elle ajoutait tout bas : « Quatre sous de lait pour eux cinq, il n’y en aura pas assez pour les faire dormir ; quatre sous d’absinthe, y en aura assez… Dodo, l’enfant do… » Et elle sortait la langue avec un air si contrarié d’être obligée de mentir, puisque sa maman le lui avait recommandé, elle inclinait si gracieusement sa mignonne tête d’enfant obéissante, que je me penchais du même mouvement… C’était le vertige ! vite, vite, j’ai marché…

Au milieu d’une chaussée bruyante de voitures, j’ai souvenance d’avoir compté des quantités de vieux ouvriers en blouse noire, ou en gilet à manches qui étaient tous Léon Chéron devenu homme :