Page:Lévy-Bruhl - L’Allemagne depuis Leibniz, 1907.djvu/123

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

puissante qu’il ne l’avait trouvée. Mais la médaille avait un revers. Le despotisme a beau être « éclairé » ; le souverain a beau être un roi consciencieux et un grand capitaine, le régime devient à la longue insupportable. Tout y est trop systématiquement subordonné à la raison d’État. Les individus souffrent de ne pas s’y mouvoir librement. En effet, la place de chacun est fixée par sa naissance, modifiée parfois, mais rarement, par les talents dont il fait preuve et dont le prince reste juge. Ainsi Frédéric II veille à ce que les terres nobles ne tombent pas aux mains des roturiers, et inversement à ce que les nobles n’acquièrent pas les biens des paysans : car il lui faut des familles nobles pour recruter ses officiers, et des paysans pour cultiver le sol. Ce ne sont pas des castes, sans doute, mais ce sont du moins des cadres. Toute la population se trouve, d’une manière ou d’une autre, embrigadée. Chaque individu, depuis le grand seigneur jusqu’au dernier paysan, ne doit vivre que pour l’État, et l’État n’a égard à lui qu’en vue de son propre avantage. Par exemple, si Frédéric II rend l’école primaire obligatoire dans les campagnes, c’est que l’intérêt de l’État exige que les paysans reçoivent quelque instruction ; ce n’est pas du tout dans une pensée philanthropique et désintéressée. « Les préjugés sont la raison du peuple, écrivait Frédéric II, et ce peuple imbécile mérite-t-il d’être éclairé[1] ? » L’idée de la dignité humaine, et des droits qu’elle confère à tout individu par le seul fait qu’il est homme, cette idée qui va dominer la fin du XVIIIe siècle,

  1. Lettre à la duchesse Louise-Dorothée de Gotha, 1763. Œuvres, XVIII, p. 215