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tenaient à honneur de s’en dégager. Aucun n’a mieux exposé cet étal d’esprit que Herder, dans un discours prononcé à Riga, en 1765, sur ce sujet : « Avons-nous encore un public et une patrie comme les anciens[1] ? » Herder revint à ce discours trente ans plus tard, pour le développer, mais sans en changer les idées essentielles.

La cité antique, dit Herder, et la société moderne sont choses bien différentes. Dans l’antiquité, la prospérité et la grandeur de la patrie étaient le but suprême de l’activité des citoyens libres. Point d’intérêt supérieur à celui-là. Religion, morale, traditions, tout est étroitement attaché à la cité, tout vient d’elle ; tout périt si elle succombe. Par suite, le patriotisme est le premier et le plus impérieux des devoirs, devant lequel les autres s’effacent, ou, pour mieux dire, sous lequel ils se rangent. D’une certaine manière, toutes les vertus se résument dans l’amour de la patrie. Mais l’Europe, l’Europe chrétienne, ne ressemble plus aux petites ni même aux grandes républiques de l’antiquité. Le progrès des siècles, et surtout le christianisme, ont élevé les modernes à une conception plus haute, à l’idée suprême de l’humanité. Dès lors, le patriotisme exclusif des anciens n’a plus de raison d’être, et, loin de regarder l’étranger comme l’ennemi, il faut voir et aimer tous les peuples en l’humanité, qui seule est notre vraie patrie. « Nous avons, dit Herder, de plus nobles héros qu’Achille, et un patriotisme plus élevé qu’Horatius Coclès[2]. » Pour Herder, comme pour les positivistes de notre siècle,

  1. Herder. Werke, éd. Suphan, I. p. 13-28.
  2. Ibid, XVIII, p. 86.