Page:Lévy-Bruhl - L’Allemagne depuis Leibniz, 1907.djvu/170

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cune chez elle. L’Allemagne savante et littéraire dut à Herder beaucoup de cette puissance de sympathie désintéressée qui a donné à sa pensée tant de force et de largeur, qui lui a permis de faire le tour des idées dont d’autres peuples ne voyaient qu’un aspect, et d’être enfin, pour un temps, la nation philosophique par excellence.

Bien que né dans les états du grand Frédéric, Herder ne semble pas s’être particulièrement attaché à la Prusse. L’ardeur patriotique que les victoires de Frédéric II avaient excitée subsistait sous la forme d’orgueil militaire dans l’armée, mais fut moins durable dans la classe moyenne. Herder, en tout cas, quitta avec joie le territoire prussien. Comme Gottsched, qui jadis s’était réfugié à Leipzig, parce que sa haute taille aurait certainement tenté les recruteurs du roi-sergent, Herder craignait d’avoir maille à partir avec les autorités militaires. Son inquiétude redoubla lorsqu’on exigea de lui le serment de se présenter à toute réquisition. Il ne respira que quand il vit la frontière derrière lui. Il eût volontiers, dit un contemporain, baisé la terre dans un transport de joie, en se sentant sauvé et libre. En vain, son ami Hamann lui demande, dans ses lettres, un peu de patriotisme prussien ; Herder reste sourd à ses exhortations. S’il eût éprouvé ce sentiment, ce n’est pas la Prusse, selon toute apparence, c’est plutôt l’Allemagne qui en aurait été l’objet. Mais cette indifférence repose sur des convictions raisonnées et qui ne sont pas particulières à Herder. Le patriotisme était rejeté en général par la philosophie du temps, cosmopolite et humanitaire, et les gens de lettres surtout, en Allemagne,