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Page:Lévy-Bruhl - Morceaux choisis, 1936.djvu/123

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prise et leur indignation. Mais l’ordalie est employée aussi dans d’autres circonstances, où elle n’a plus rien de commun avec une procédure judiciaire. « Il n’est pas rare, dit Bentley, que les indigènes recourent à l’ordalie du poison pour décider en d’autres matières. Une jeune femme, qui vit maintenant tout près de notre station de Wathen, avait bu le nkasa, il y a quelques années, pendant une maladie de son oncle, afin de découvrir s’il guérirait ou non. Elle n’avait que douze ans à ce moment-là[1]. » Dans la même région, l’ordalie par l’eau bouillante servait aussi à obtenir un pronostic médical.

L’épreuve par le muavi peut aussi servir, comme les pratiques divinatoires, à sortir d’embarras dans une difficulté soudaine. Un homme comme on n’en a jamais vu, un blanc, se présente : qui sait de quoi il est capable, quels pouvoirs magiques il possède, et quelles calamités il peut apporter ? Faut-il le laisser mettre le pied sur le sol du pays ? « Lukengo avait assemblé un grand conseil de famille, et ensuite, au milieu d’un grand concours de peuple, il avait ordonné de faire prendre à un coq le poison ipomme : si le coq vomissait le poison, ce serait une preuve que je venais en ami ; mais si le coq mourait, il faudrait me traiter effectivement en ennemi[2]. »

(M. P., pages 250-251.)

L’ordalie n’est pas un « jugement de Dieu ».

De l’ensemble de ces faits, il est permis de conclure : l’ordalie par le poison, usitée dans les procès de sorcellerie si fréquents dans nombre de sociétés africaines, est une opération mystique, analogue à la divination, qui a pour objet à la fois de déceler le sorcier, de le tuer, et de détruire le principe malfaisant logé en lui. Elle n’a donc rien de commun avec un « jugement de Dieu ». M. Meinhof en a fait la remarque. « Nulle part, que je sache, l’Africain ne rapporte directement à Dieu l’effet de l’ordalie ; il l’attribue aux forces magiques du charme qui est employé, auquel le coupable succombe, tandis que l’innocent part indemne. » Et il ajoute,

  1. W. H. Bentley, Pioneering on the Congo, I, pp. 278-279.
  2. H. von Wissmann, WolffIm Innern Afrikas, p. 231.